Des mesures concrètes sont nécessaires pour défendre les droits
des plus vulnérables

Un financement adéquat des services d'aide aux femmes vulnérables

Les organismes communautaires qui oeuvrent auprès des femmes démunies et violentées sont confrontés à de nombreux obstacles pour répondre à leurs besoins dans ce temps de pandémie. Ils veulent rompre avec la position de quémandeurs dans laquelle le gouvernement les place et demandent des fonds récurrents en cette période et en tout temps.

Depuis plusieurs semaines, le gouvernement diffuse régulièrement des annonces à la télévision pour dire que les femmes ne doivent pas accepter la violence et qu'il y a de l'aide possible. C'est un double discours quand on regarde les difficultés des groupes d'aide qui manquent de ressources. Forum ouvrier a interviewé Jennie-Laure Sully qui oeuvre au sein de la Concertation des luttes contre l'exploitation sexuelle (CLES) pour briser le silence sur leurs conditions de travail pour assurer de répondre aux besoins des femmes qu'elle dessert.

Forum ouvrier : Peux-tu nous parler de votre organisme et des défis rencontrés avec la pandémie ?

Jennie-Laure Sully : Le travail de la Concertation des luttes contre l'exploitation sexuelle (CLES) a trois principaux volets : les services aux femmes qui ont un vécu dans l'industrie du sexe et leurs proches, la sensibilisation et la formation, et l'action politique.

Au début de la pandémie, nous avons écrit au ministère de la Santé et des Services sociaux pour que notre organisme soit reconnu comme service essentiel. C'était important pour nous cette reconnaissance comme service essentiel, car les besoins des femmes en situation de prostitution et la nécessité d'y répondre se sont amplifiées. En effet, les femmes exploitées sexuellement avaient déjà des difficultés à se trouver un logement sécuritaire, de l'aide alimentaire, des soins de santé mentale et physique avant la pandémie, et cela a empiré.

Au niveau du travail à faire, on fait souvent la liaison entre les femmes et les services gouvernementaux comme l'aide sociale. On aide les femmes à obtenir l'aide financière ou les indemnisations auxquelles elles ont droit en tant que victimes d'actes criminels.

La CLES est basée à Montréal, et on a des organisations membres dont une majorité sont les centres d'aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS) et il y en a partout au Québec. Alors nous sommes reconnus comme un organisme national. Ce sont des organismes qui interviennent en matière de violence envers les femmes : agression sexuelle, inceste, exploitation sexuelle, violence conjugale. Cela fait partie du continuum des violences. Par exemple, une jeune fille qui a vécu l'inceste dans son enfance a plus de chance d'être victime d'exploitation sexuelle à son adolescence.

En parlant avec les CALACS au Québec, on a appris que les groupes devraient recevoir entre 30 000 à 45 000 $ comme montants d'urgence. Il y avait une crainte du point de vue du gouvernement que ces femmes se retrouvent à la rue et donc que le confinement ne soit pas respecté. Par exemple, si vous ne trouvez pas de place en hébergement pour des femmes, pas de place au Y des femmes, dans les refuges, alors les fonds reçus peuvent servir à lui payer l'hôtel. On regarde toutes les options pour s'assurer qu'elles ne se retrouvent pas à la rue.

Les femmes sans statut sont particulièrement touchées par toutes les formes d'exploitation, y compris l'exploitation sexuelle. Un exemple récent auquel nous avons eu à faire face à la CLES : une femme sans statut qui s'est retrouvée dans une situation de traite. Ces cas-là ne sont généralement pas signalés. On a des personnes qui fuient leur pays d'origine à cause de nos politiques internationales et qui se retrouvent ici sans statut et à risque d'être exploitées. Il faut reconnaître que parmi les personnes qui ont fait des demandes d'asile, les besoins sont encore plus criants en temps de pandémie.

Avant la pandémie, on organisait des groupes de soutien, des femmes venaient dans nos locaux. On pouvait accueillir 8-10 femmes à la fois. Et cela était très important pour briser l'isolement. Un des besoins numéro 1 qu'elles nomment, c'est justement le besoin de briser leur isolement, de surmonter la stigmatisation, ne plus se sentir seule au monde. Maintenant, on ne peut plus les accueillir et c'est un problème majeur. On a organisé des groupes de soutien virtuels par des vidéos sur Messenger, Face Time, Zoom et Skype. On a tout essayé pour garder ce contact visuel, pour leur faire savoir qu'elles ne sont pas seules, qu'il y a d'autres femmes qui vivent des difficultés et qu'ensemble on va s'en sortir. Mais là ce qui nous est dit par les femmes avec qui nous sommes en contact ou par téléphone, ou par Skype, c'est qu'elles vivent encore plus de précarité.

FO : Peux-tu nous parler du financement et des difficultés que vous rencontrez actuellement ?

JLS : En fait, comme d'autres organismes communautaires, nous sommes déjà sous financés. Il y a le Programme de soutien aux organismes communautaires (PSOC) qui déjà est en deçà de ce qu'il nous faut pour fonctionner de manière à réellement aider les femmes à se sortir de leur situation. Ce qu'ils font généralement, c'est éparpiller les subventions sur l'ensemble des organismes communautaires sans tenir compte de la mission de chaque organisme. Souvent, cela nous met dans une situation où nous devons répondre à des appels de projet pour obtenir la subvention et cela nous met pratiquement en concurrence avec d'autres organismes.

La revendication de tous les organismes communautaires est d'avoir des montants récurrents, un financement à but non lucratif. Chaque année, nous sommes obligés de demander que le financement du PSOC soit augmenté parce qu'en faisant le budget, nous constatons que le montant reçu ne couvre que notre loyer. Nous sommes toujours obligées de quémander, de prouver note raison d'être.

FO : Vous avez, avec tous vos efforts, réussi à obtenir des fonds spécifiques du gouvernement durant la pandémie. Peux-tu nous en parler ?

JLS : Pour faire pression, on s'est mis à envoyer des courriels, à faire des appels afin d'insister notamment sur l'importance d'un programme pour sortir de la prostitution. Nous avons parlé avec le Secrétariat à la condition féminine du Québec, avec Condition féminine Canada, et contacté Centraide, nos différents paliers de gouvernement, et là nous avons senti une volonté et, tout à coup, il y a eu de l'argent ! Au début avril, il y a des sommes d'argent qui ont été débloquées pour l'aide d'urgence aux femmes. C'est ce qui nous a permis d'acheter des cartes d'épicerie, de pharmacie, des cartes visas et Mastercard prépayées pour donner aux femmes. Cela leur permet de payer l'épicerie et toutes sortes de dépenses.

Plusieurs femmes qui sont encore dans l'industrie du sexe ont moins d'entrées d'argent ou vivent des risques accrus pour conserver les mêmes entrées d'argent ; plusieurs qui étaient en train de s'en sortir et avaient trouvé des emplois dans des petits commerces comme des restaurants ou des boutiques ont perdu leur emploi ; il y en a beaucoup qui n'ont pas droit à l'aide sociale et aux autres mesures de dernier recours. Le gouvernement a dit qu'il allait débloquer des milliers de dollars pour les maisons d'hébergement pour femmes parce qu'il y a des situations de violence conjugale accrue.

L'argent reçu doit vraiment aller à l'aide d'urgence pour les femmes, mais ce n'est pas suffisant. Nous avons dû fait un appel aux dons. Mais ce qu'on dit c'est que - et cela n'est pas juste lié à la période de la pandémie - nous on veut que les femmes aient des alternatives, à court, moyen et long terme. Il faut donc qu'il y ait des programmes pour sortir les femmes de la prostitution. C'est cela le plus important et cela doit être en tout temps, pas juste à cause de la pandémie. Nous demandons des programmes pour les femmes qui veulent sortir de la prostitution, pour de l'aide au logement, l'aide pour un retour à l'école, l'aide au niveau de la santé physique et mentale. C'est tout cela.

FO : Quels autres problèmes confrontez-vous ?

JLS : La situation est qu'il n'y a pas suffisamment de place et de ressources pour combattre ce problème de la violence. Ce sont les mêmes revendications partout : accès à la santé, au logement, etc. Une autre chose qu'ils font, c'est de négliger tout l'aspect de la santé mentale. C'est très problématique. On a appris qu'il y a un groupe de psychologues qui se sont regroupés pour offrir de l'aide dans le cadre de la pandémie et le gouvernement l'a refusé. C'est une vision fragmentée de la santé et ce n'est pas efficace.

De l'argent sera donné aux entreprises. Mais sur quelle base ? Est-ce acceptable que de vastes sommes d'argent venant des contribuables soient données à toutes les entreprises sans exception ? Les contribuables sont-ils d'accord pour renflouer le secteur financier, l'industrie de l'armement et d'autres industries non essentielles ou carrément nocives ? Par exemple, en temps normal, la Banque de développement canadienne ne fait pas de prêt à l'industrie du sexe ni au secteur du jeu et des alcools. Mais là, en temps de pandémie, l'industrie du sexe peut recevoir des prêts sans intérêt. Cela inclut les agences d'escorte, des sites où il y a de la traite, toutes ces entreprises sont considérées éligibles en ce moment alors que des organismes communautaires se font couper leurs subventions destinées à aider les femmes exploitées sexuellement à sortir de l'industrie du sexe. Est-ce le choix de société que nous voulons faire ? La prostitution n'est pas un filet social ! En tant que société, nous devons cesser d'entériner le droit des hommes à acheter l'accès aux corps et à la sexualité des femmes. Il faut résolument affirmer que toute personne a le droit de ne pas être prostituée pour vivre.


Cet article est paru dans

Numéro 39 - Numéro 39 - 9 juin 2020

Lien de l'article:
Des mesures concrètes sont nécessaires pour défendre les droits: Un financement adéquat des services d'aide aux femmes vulnérables - Entrevue avec Jennie-Laure Sully, de la Concertation des luttes contre l'exploitation sexuelle (CLES)


    

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