Mexique

Grève pour protester contre les décès de la COVID dans les usines frontalières


Les logis des travailleurs des maquiladoras dans un quartier mexicain

Forum ouvrier reproduit ci-dessous un article de David Bacon publié à l'origine par TruthOut le 5 mai.

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À Washington, le président Trump fait tout ce qu'il peut pour rouvrir des usines de transformation de la viande présentement fermées, alors que les travailleurs continuent de contracter le virus de la COVID-19 et de mourir. À Tijuana, au Mexique, où les travailleurs meurent dans des usines appartenant principalement à des compagnies américaines (les maquiladoras) qui produisent et exportent des marchandises vers les États-Unis, le gouverneur de l'État de la Basse-Californie, ancien fidèle du Parti républicain de la Californie, fait la même chose.

Jaime Bonilla Valdez a été élu en 2018 dans la vague qui a porté au pouvoir le président Andrés Manuel Lopez Obrador. Et au début, en tant que membre dirigeant du parti MORENA de Lopez Obrador, il a été une voix forte en faveur de la suspension de la production aux usines à la frontière.

Lopez Obrador a lui-même été critiqué pour ne pas avoir agi assez rapidement contre la pandémie. Mais à la fin du mois de mars, face à l'augmentation du nombre de décès de la COVID-19 au Mexique, il a finalement déclaré l'état d'urgence sanitaire. On a ordonné aux entreprises non essentielles de fermer leurs portes et de continuer de verser les salaires des travailleurs jusqu'au 30 avril.

Le secrétaire du Travail de Bonilla, Sergio Martinez, a appliqué la règle du gouvernement fédéral aux usines étrangères à la frontière, où sont produites des marchandises pour le marché américain, à l'exception, encore une fois, des entreprises essentielles.

Lorsque la nouvelle s'est répandue que de nombreuses usines défiaient l'ordre de fermeture, Bonilla les a dénoncées. « Les employeurs ne veulent pas arrêter de faire de l'argent, a-t-il déclaré lors d'une conférence de presse à la mi-avril. Ils cherchent essentiellement à sacrifier leurs employés. » Mais maintenant, un mois plus tard, il autorise la réouverture de nombreuses usines non essentielles.

La volte-face s'explique par deux sources de pression opposées. Dans un premier temps, les travailleurs des usines ont pris des mesures pour fermer ces dernières, une décision largement soutenue dans les villes frontalières. Mais les propriétaires ont résisté et ont obtenu l'aide du gouvernement américain. L'administration Trump a exercé une pression énorme sur le gouvernement et l'économie du Mexique, vulnérables en raison de leur dépendance envers le marché américain.

Maintenant que les usines rouvrent, les morts continuent d'augmenter.

Début des grèves à Mexicali

Bien que la Basse-Californie soit beaucoup moins densément peuplée que les autres États du Mexique, elle est désormais troisième pour le nombre de cas de COVID-19, avec 1 660 personnes infectées. Quelque 261 personnes sont mortes dans tout l'État et 164 à Tijuana seulement. C'est plus de décès que les 131 de San Diego, une métropole beaucoup plus grande. Quinze pour cent des personnes atteintes de la COVID-19 à Tijuana meurent, comparé à seulement 3,5 % à San Diego. Comme c'est le cas partout, en l'absence de dépistage sur une grande échelle, personne ne sait vraiment combien sont malades.

« Vous pouvez imaginer à quel point nous sommes désemparés, car nous sommes pauvres et la loi ne nous protège pas. Ici, si vous n'avez pas d'argent, le gouvernement ne fera pas appliquer la loi. Nous avons vraiment de très bonnes lois au Mexique, mais un très mauvais gouvernement. » Ce sont les paroles de Veronica Vasquez, prononcées au milieu d'une rue poussiéreuse de Tijuana. « Les entreprises viennent au Mexique pour faire de l'argent. Elles pensent qu'elles peuvent faire tout ce qu'elles veulent avec nous parce que nous sommes Mexicains. Eh bien, c'est notre pays, même si nous sommes pauvres. Pas le leur. »

À Tijuana, la plupart des personnes décédées sont en âge de travailler. Étant donné qu'un dixième des 2,1 millions d'habitants de la ville travaillent dans plus de 900 maquiladoras, et bien d'autres encore dépendent de ces emplois d'usine, la propagation du virus parmi ces travailleurs est très menaçante.

L'alarme s'est déclenchée lorsque deux employés sont décédés début avril chez Plantronics, où 3 300 travailleurs fabriquent des casques téléphoniques. Schneider Electric a fermé ses portes lorsqu'un travailleur est décédé et 11 autres sont tombés malades. Skyworks, un fabricant de pièces d'équipement de communication avec 5 500 travailleurs, a admis que certains avaient été infectés.

Dans un climat de peur grandissant, les travailleurs ont commencé à arrêter de travailler. À Mexicali, la capitale de l'État de la Basse-Californie, des travailleurs ont fait la grève le 9 avril dans trois usines américaines : Eaton, Spectrum et LG. Les grévistes ont déclaré que les entreprises forçaient les gens à venir travailler sous la menace d'un licenciement permanent. Elles ont refusé de payer les salaires tel que l'ordonne le gouvernement et de fournir des masques à leurs employés. Les usines ont été contraintes de fermer par le gouvernement de l'État.

Le travail s'est ensuite arrêté dans trois autres usines : Jonathan, SL et MTS. Ces entreprises offraient des primes de 20 à 40 % aux employés qui continuaient de travailler, mais l'offre a été rejetée par l'ensemble des travailleurs. Daniel, un gréviste, a déclaré à un journaliste du quotidien mexicain La Jornada : « Nous voulons la santé - nous ne voulons pas d'argent, ni de primes ni même un salaire double. Nous voulons juste qu'ils se conforment à l'ordonnance présidentielle de fermer les usines non essentielles et de nous verser nos pleins salaires. » Jonathan fabrique des rails métalliques pour mitrailleuses et chars pour des entreprises américaines. Les travailleurs ont démenti les allégations de l'entreprise selon lesquelles elle fabrique des équipements de télécommunications « essentiels », une affirmation courante des usines qui veulent rester ouvertes.

L'Organisation des travailleurs et des peuples, un groupe radical parmi les travailleurs des maquiladoras de la Basse-Californie, a signalé une semaine d'arrêt de travail chez Skyworks et une grève chez Gulfstream le 10 avril. Chez Honeywell Aerospace, les travailleurs ont commencé à arrêter la production le 6 avril. « L'entreprise a ensuite licencié 100 personnes sans salaire et en a congédié quatre autres », explique Jesus Casillas, travailleur et activiste de Mexicali. Honeywell a fermé pendant une semaine, puis a rouvert.

Alors que les grèves progressaient, les travailleurs ont signalé la mort de deux personnes dans les deux usines de Clover Wireless où sont réparés des téléphones portables. Elles ont été fermées pour un quart de travail, puis ont redémarré. Enfin, le 14 avril, une grève générale a été déclenchée par les travailleurs des maquiladoras de Mexicali, soutenus par la section nationale de la Nouvelle Centrale syndicale, une fédération syndicale créée par le Syndicat des électriciens du Mexique.

Les usines ne ferment pas vraiment

Les entreprises qui ont déclaré qu'elles fermaient leurs portes ne l'ont jamais vraiment fait, accusent les travailleurs. « Elles ferment la porte d'entrée et mettent une chaîne, explique Casillas. Ensuite, elles font entrer les travailleurs par la porte arrière. Elles font venir les travailleurs à l'usine et leur disent que s'ils ne retournent pas au travail, ils perdront leur emploi de façon permanente. »

Ailleurs à la frontière, les travailleurs disent être également contraints de travailler. Il y a même des brasseries parmi les entreprises qui ne respectent pas la loi. Dans le reste du Mexique, la bière a commencé à disparaître des rayons des magasins à la suite de l'ordonnance de Lopez Obrador fermant les brasseries puisque la production d'alcool n'est pas jugée « essentielle ». Modelo et Heineken, deux énormes producteurs, ont obéi. Les deux énormes brasseries de Constellation Brands à Coahuila, qui fabriquent la Corona et la Modelo pour le marché américain, ne l'ont pas fait.

Le 1er mai, on a même pu voir sur Facebook des travailleurs de l'usine de verre de Piedras Negras où sont fabriquées les bouteilles des marques Constellation, sur les chaînes d'assemblage sans masque. Alejandro Lopez, un travailleur de l'usine, écrit : « Nous demandons des masques et ils nous les refusent, comme ils refusent aussi de fournir le gel [pour se laver les mains], qu'ils ne nous donnent qu'à l'entrée [de la brasserie] et c'est tout. » La directrice des relations humaines de l'usine, Sofia Bucio, répond en disant que l'entreprise fait tout ce qui est nécessaire, puis poursuit en réprimandant le travailleur : « Nous ne sommes pas allés vous sortir de votre maison et vous forcer à travailler avec nous, pas vrai ? Si vous n'aimez pas les mesures prises par IVC [la société verrière], les portes sont grandes ouvertes pour vous laisser entrer quand vous venez et aussi pour vous laisser sortir. »

Dans les villes frontalières de l'autre côté du Rio Grande, face au Texas, d'autres usines qui voulaient rester ouvertes ont déclaré qu'elles laisseraient les travailleurs inquiets rester à la maison, mais avec seulement 50 % de leur salaire normal. « Les gens ne peuvent pas vivre avec cela, proteste Julia Quiñones, directrice du Comité des travailleurs frontaliers. Depuis que Lopez Obrador a ordonné une augmentation il y a un an, le salaire minimum à la frontière est de 185,56 pesos (7,63 $) par jour. Cinquante pour cent de cela, à Nuevo Laredo, achèterait à peine un gallon de lait (80 pesos). »

« Il n'y a pas d'autre travail que les femmes peuvent faire en ville, explique Quiñones. Dans le passé, certaines travailleuses traversaient la frontière pour gagner de l'argent supplémentaire en faisant un don de sang. Mais la frontière est maintenant fermée, même pour ceux qui ont un visa. Elles ne peuvent pas vendre des choses dans la rue à cause du confinement. La seule option est de travailler. »

Une travailleuse lui a dit : « Il vaut mieux travailler à 100 %, même si nous risquons nos vies, que d'être à la maison avec 50 %. »

Pendant ce temps, les arrêts de travail se sont étendus à d'autres villes frontalières, et le nombre de morts augmente. Lear Corporation, qui emploie 24 000 personnes dans la fabrication de sièges d'auto à Ciudad Juarez, y a fermé ses 12 usines le 1er avril. Lear a enregistré plus de décès de la COVID-19 que n'importe quelle entreprise à la frontière. Elle ne cite pas de chiffres et dit n'avoir appris le premier décès que le 3 avril. Or, à la fin avril, 16 employés de Lear étaient morts du virus, 13 dans la seule usine de Rio Bravo.

Alors que d'autres usines poursuivaient leurs activités malgré un nombre important de morts, des grèves ont éclaté. Le 17 avril, les travailleurs ont déclenché la grève dans six maquiladoras pour exiger que les entreprises cessent leurs activités et versent les salaires selon l'ordonnance du gouvernement. Vingt personnes dans la ville étaient mortes à ce moment-là, dont deux travailleurs de Regal Beloit (un fabricant de cercueils) et deux de Syncreon, selon des manifestants. À Honeywell, 70 grévistes ont déclaré que l'entreprise n'avait pas fourni de masques et avait forcé des personnes souffrant d'hypertension et de diabète à se présenter au travail.

L'usine d'Electrolux a cessé ses opérations le 24 avril après la mort de deux employées, Gregoria Gonzalez et Sandra Perea. Deux semaines plus tôt, les travailleurs de l'usine avaient protesté contre le manque de protection. Lorsqu'ils ont finalement cessé de travailler, l'entreprise les a enfermés à l'intérieur et a par la suite licencié 20 personnes. L'une d'elles a déclaré au journaliste Kau Sirenio : « L'entreprise ne nous a rien dit, même si nous savions tous que nous travaillions au risque d'être infectés. Ils ont attendu jusqu'à ce que deux meurent avant de fermer et ont licencié ceux qui protestaient contre le manque de conditions de sécurité. Ils disent toujours que leur opération est essentielle, mais vous pouvez voir à quel point ils se soucient peu de la vie des travailleurs. »

À Juarez, le maire a fermé les restaurants de la ville, mais a permis aux maquiladoras de continuer de fonctionner. Lorsque les travailleurs de TPI Composites ont commencé leur protestation, la police de la ville a même été appelée pour mater l'opposition. Néanmoins, en avril les travailleurs de Juarez et d'autres villes frontalières ont réussi à forcer le gouvernement à exiger que les entreprises se conforment à la loi.

Les États-Unis interviennent

Fin avril, le gouvernement américain est intervenu au nom des propriétaires des usines forcées de fermer. L'administration Trump est déterminée à faire respecter le nouvel accord États-Unis-Mexique-Canada qui entre en vigueur le 1er juillet. Bien que l'accord comporte des mesures formelles de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs, on ne prévoit pas que celles-ci soient invoquées pour garantir que les usines restent fermées jusqu'à ce que le danger de la COVID-19 se résorbe. L'objectif de l'accord est plutôt de protéger les chaînes d'approvisionnement et d'investissement entre le Mexique et les États-Unis, notamment en ce qui concerne les usines à la frontière.

L'ordonnance de Lopez Obrador classe comme « essentielles » uniquement les entreprises directement engagées dans des industries critiques telles que la santé, la production alimentaire ou l'énergie, et n'inclut pas les entreprises qui fournissent des matériaux aux usines de ces industries. Mais depuis le début, de nombreuses maquiladoras se sont déclarées « essentielles » de toute façon parce qu'elles approvisionnent d'autres usines aux États-Unis. Luis Hernandez, un cadre d'une association d'exportateurs de Tijuana, a admis : « Les entreprises ont voulu utiliser les classifications étasuniennes pour déterminer ce qui est ‘essentiel'. »

Le complexe militaro-industriel a des intérêts importants et grandissants dans les usines frontalières, qui ont exporté 1,3 milliard de dollars de produits aérospatiaux et d'armement aux États-Unis en 2004, pour atteindre 9,6 milliards de dollars l'année dernière. Pour défendre cet énorme enjeu, Luis Lizcano, directeur général de la Fédération mexicaine des industries aérospatiales, a déclaré au gouvernement mexicain qu'il devait donner à l'industrie de la défense mexicaine le statut d'« essentielle » dont elle jouit aux États-Unis et au Canada.

La sous-secrétaire d'État à la Défense pour les acquisitions et le soutien du Pentagone, Ellen Lord, a annoncé qu'elle rencontrait le ministre mexicain des Affaires étrangères, Marcelo Ebrard, pour l'exhorter à laisser les sociétés de défense américaines reprendre la production dans leurs maquiladoras. « Le Mexique est actuellement quelque peu problématique pour nous, mais nous travaillons par le biais de notre ambassade », a-t-elle déclaré. Elle a ensuite annoncé que sa visite avait été un succès.

Utilisant le langage de l'administration Trump, l'ambassadeur américain Christopher Landau a minimisé le risque posé pour les travailleurs. « Il y a des risques partout, mais nous ne restons pas tous à la maison par crainte d'avoir un accident de voiture, écrit-il dans un tweet. La destruction économique menace également la santé ... Des deux côtés de la frontière, investissement = emploi = prospérité. »

Enfin, le 28 avril, le gouverneur de Baja Bonilla a cédé à la pression et ordonné la réouverture de 40 maquiladoras « fermées ». Selon le secrétaire au Développement économique Mario Escobedo Carignan, elles sont désormais considérées comme faisant partie de la chaîne d'approvisionnement des produits essentiels. « Nous ne cherchons pas à suspendre vos opérations, a-t-il dit aux propriétaires, mais à travailler avec vous pour continuer de créer des emplois et de générer de la richesse dans cet État. »

Étant donné que de nombreuses usines « fermées » fonctionnaient déjà, Julia Quiñones a déclaré amèrement : « C'est ce qui se passe toujours ici, à la frontière. Les entreprises enfreignent la loi, puis la loi est modifiée pour légaliser leur action. Et le gouvernement fédéral du Mexique lui-même a également commencé à reculer, annonçant trois jours après une demande américaine qu'il autoriserait les nombreuses énormes usines automobiles du Mexique à redémarrer leurs chaînes d'assemblage une fois que les constructeurs automobiles les auraient redémarrées au nord de la frontière.

Les annonces ne précisent pas si le Mexique a aplani la courbe d'infection du coronavirus ou si les usines sont désormais des lieux sûrs. En 24 heures, du 29 au 30 avril, le nombre de cas par million de personnes est passé de 138 à 149. Un million de personnes travaillent dans plus de 3 000 usines à la frontière. Le virus a déjà fait de nombreux morts parmi elles et si toutes les usines reprennent la production alors que la pandémie fait encore rage, le nombre de décès va sûrement augmenter.

Luis Hernandez Navarro, rédacteur en chef du quotidien de gauche La Jornada (aucun lien avec l'homme d'affaires de Tijuana), a rappelé à ses lecteurs que la propagation catastrophique du virus en Italie était due au fonctionnement continu des usines en Lombardie jusqu'à ce qu'il soit trop tard.

« L'industrie des maquiladoras ne s'est jamais souciée de la santé de ses travailleurs, elle ne se soucie que de ses profits, écrit-il. Leurs chaînes de production ne doivent pas s'arrêter, et dans la meilleure tradition coloniale, Oncle Sam a fait pression sur le Mexique pour que les usines d'assemblage continuent de fonctionner. L'obstination des maquiladoras fait que le cas italien se répétera probablement ici. »

(Traduit de l'anglais par LML)


Cet article est paru dans

Numéro 33 - Numéro 33 - 12 mai 2020

Lien de l'article:
Mexique: Grève pour protester contre les décès de la COVID dans les usines frontalières


    

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