a name="1"> 

Tenons les gouvernements responsables des éclosions de la COVID-19 parmi les demandeurs d'asile et les travailleurs migrants

Il faut défendre les demandeurs d'asile au Québec

Manifestation à Montréal, le 2 décembre 2018, à la défense des droits des demandeurs d'asile haïtiens et appelant à la fin des déportations

Je me nomme Frantz André. Je suis de Montréal, au Canada, et je travaille depuis 5 ans avec les demandeurs d'asile, principalement d'origine haïtienne, et, depuis juillet 2017, à mes frais, à temps plein, 7 jours par semaine. Dans le contexte de la pandémie, nous sommes tous d'accord avec le fait qu'on ne peut revenir à la normale. La normale serait de continuer de faire comme avant alors que nous faisons aujourd'hui la constatation que le système est brisé et nous a conduits au bord du gouffre. Nous avons une opportunité de travailler ensemble pour que le « business as usual », selon les règles de ceux qui nous oppressent, ne soit plus la normalité.

Je vais vous parler d'abord de la situation des demandeurs d'asile de la communauté haïtienne, qui sont des préposés aux bénéficiaires, qui donnent des soins dans les CHSLD et à domicile, et de ceux et celles qui n'ont pas le choix que de continuer de travailler malgré l'augmentation alarmante de cas d'infection à la COVID-19. Montréal-Nord est devenu un des plus grands centres d'infection au Québec. C'est là où habitent les personnes les plus précarisées, qui sont les plus exposées à devenir infectées par la COVID-19, et ce sont celles qui viennent de mon peuple, le peuple haïtien.

Depuis 2017, nous avons une grande quantité de demandeurs d'asile qui sont arrivés des États-Unis parce qu'ils n'avaient plus le TPS (Temporary Protected Status), ce qui est appelé un moratoire contre les déportations ici au Canada. [1] Il est important de savoir qu'entre 2012 et 2016 le taux d'acceptation des demandeurs d'asile d'origine haïtienne était aux alentours de 50 %. Dès 2017, ce taux a diminué à 22 % et en 2018, à 10 %. Cette vague importante de demandeurs d'asile d'origine haïtienne qui sont arrivés à nos frontières fut créée parce que le premier ministre Justin Trudeau avait écrit un Tweet : « À ceux qui fuient la persécution, la terreur et la guerre, sachez que le Canada vous accueillera... La diversité est notre force #WelcomeToCanada. » Mais depuis maintenant 3 ans, le message semble être : « SortezDuCanada ».

La majorité des demandeurs d'asile en 2017 étaient d'origine haïtienne. Ce sont eux qui occupent les emplois de gardiens de sécurité, de préposés aux bénéficiaires et de soins à domicile, et ce sont mes collègues. Et dans Montréal-Nord, où il y a une grande densité d'Haïtiens, ce sont ceux qui deviennent les plus infectés. Nous avons de petits appartements où 5, 6, 7 personnes vivent dans le même espace - nous aimons vivre avec nos parents, nos grands-parents - ce sont ceux qui seront les plus affectés. Nous avons maintenant des gens qui meurent.[2]

Et qui bénéficie de cela ? Les agences de placement qui ne respectent pas les droits, qui ne leur donnent même pas le salaire minimum. Ils prennent les gens de la maison, les ramassent pour les amener à 1 heure et demie, 2 heures de route pour le travail, ils travaillent 8 heures, et ont à revenir encore dans un voyage de 2 heures, donc 5 heures de route, 13 heures au total, et parfois dans des fourgonnettes qui doivent contenir 7 personnes et qui en prennent 9. Alors vous pouvez vous imaginer le désastre.

Et qui est stigmatisé ? La population noire dont les Haïtiens. Nous sommes ceux qui sont dans la rue. Si vous venez à Montréal, regardez ceux qui travaillent matin et soir, dans les autobus, dans les métros, sur les rues, ce sont les personnes racisées. Et ce n'est pas correct. Ce que nous vivons maintenant est une crise et c'est ce qui se passe dans une communauté spécifique.

Forum ouvrier : Peux-tu nous parler un peu de l'histoire de votre revendication d'un moratoire sur la déportation des Haïtiens et du traitement des demandeurs d'asile comme des travailleurs avec pleins droits?

Frantz André

Frantz André : Je vais revenir en arrière. Il y a eu en 2018, un mouvement qui a commencé à partir d'ici sur la question des fonds Petrocaribe. Du pétrole était vendu par le Venezuela à des coûts très bas, ce qui devait permettre au gouvernement haïtien de libérer des fonds pour la reconstruction suite au séisme de 2010 et pour des programmes sociaux. Le gouvernement de Moïse-Lafontant était alors en place et voulait augmenter le prix du pétrole parce que le FMI avait dit « Non, on ne peut plus continuer à vous subventionner ». La population s'est soulevée. C'est à partir de cette période que j'ai commencé à demander un moratoire pour protéger les gens qui étaient refusés et déportés d'une manière accélérée. Mon argument était qu'Haïti étant à un tel niveau d'insécurité, le gouvernement ne pouvait continuer à déporter des gens vers un pays où il y a des émeutes et où les gens se font tuer. Mais le gouvernement canadien n'a pas réagi tout de suite et les agents frontaliers ont continué à déporter. Haïti a atteint un point de grande dégradation de la sécurité et le premier ministre Lafontant a dû démissionner.

La France et les États-Unis ont alors envoyé des hélicoptères pour aller chercher leurs ressortissants à l'hôtel Decameron qui est sûrement un des plus beaux hôtels en Haïti, pour les ramener dans leur pays. Le Canada a longtemps hésité à le faire. Nous avons dit : si les gouvernements américains et français l'ont fait, pourquoi pas vous ? En juillet 2018, le gouvernement a émis un avis d'éviter tout voyage non essentiel en Haïti en raison des troubles civils en Haïti. Cela signifie que si le pays est à ce point non sécuritaire, vous ne devriez pas envoyer des gens vers Haïti. Des personnes qui ont fui l'insécurité, qui ont fait tout ce chemin pour arriver au Canada, qui font face à l'exploitation et au non-respect de leurs droits, de leurs droits humains en vertu du droit international, ne peuvent pas être retournées dans un pays où il n'y a aucune sécurité. Ces gens sont des personnes qui pourvoient à des besoins, qui contribuent économiquement et culturellement, qui respectent les lois, qui ne veulent pas se retrouver sur l'aide sociale. Donc ce sont de futurs citoyens à part entière et même beaucoup plus citoyens dans le sens qu'ils veulent s'assurer qu'on reconnaît en eux le potentiel de pouvoir contribuer à la vie au Canada.

Le gouvernement n'a pas eu d'autre choix que de mettre en place un sursis temporaire. Ce moratoire a été prolongé. En 2019, année électorale, et pour gagner des votes, ils ont maintenu le sursis temporaire pour qu'on ne fasse pas trop de bruit dans la rue. Ils ont augmenté le taux d'acceptation.

Maintenant, le moratoire ne sera pas levé tant que le niveau de sécurité ne sera pas acceptable, aux dires du gouvernement. En Haïti, selon nos observations, l'État haïtien a encouragé l'insécurité. Pourquoi ? Avec la mobilisation populaire qui condamnait Jovenel Moïse, actuel président, d'avoir participé à un système de corruption, la population demande des comptes du gouvernement pour les milliards qu'il a reçus en vertu de Petrocaribe pour la reconstruction d'Haïti, laquelle n'a pas été faite.

Notre demande est de faire en sorte que les demandeurs d'asile soient reconnus comme des travailleurs à part entière avec les mêmes droits que tous ceux qui travaillent.

FO : Quels sont les derniers développements dans cette situation ?

FA : On a remarqué au cours des derniers mois qu'il y a plus de gens de la classe moyenne qui demandent de venir au Canada, à cause de la terreur qui règne en Haïti, terreur principalement organisée par l'État. Il y a des enlèvements de personnes dans la rue et des demandes de rançon qui sont pratiqués par des groupes liés au gouvernement. L'insécurité est à son maximum. Des fonctionnaires, des médecins, des professionnels quittent Haïti pour faire une demande d'asile ici, car ils sont le plus à risque d'être kidnappés pour une rançon.

Parmi les difficultés rencontrées, il y a les conflits entre les différents paliers de gouvernement fédéral et québécois. Les changements sont fréquents, sans avis, et les avocats ont de la difficulté à suivre. On apprend les changements par l'entremise des demandeurs.

Il ne faut pas oublier que l'aide juridique et l'aide sociale sont provinciales. Tous les demandeurs d'asile sont de juridiction fédérale. D'où ce conflit entre le super ministre de l'Immigration du Québec, Simon Jolin-Barrette, avec son homologue fédéral. Jolin-Barrette n'a aucun pouvoir sur les demandeurs d'asile. Québec offre des services d'aide sociale et d'aide juridique à des gens qui sont sous juridiction fédérale. De plus, pour des raisons de manque de fonds, l'aide juridique est devenue plus exigeante avant d'accepter les demandes. Donc beaucoup de demandeurs d'asile qui normalement seraient admissibles à avoir l'aide sociale automatiquement, sont maintenant refusés et ils sont placés sous un pouvoir discrétionnaire. Ces gens-là, dont plusieurs sont arrivés avec pas plus de 500 $ dans les poches, je les accompagne auprès de l'aide sociale. Je dois expliquer au personnel de l'aide sociale qu'il y a un moratoire, qu'ils ne seront pas déportés, donc, théoriquement, qu'ils sont admissibles à l'aide sociale.

Un autre problème est le dépôt des demandes d'asile. Tant à la frontière qu'à l'interne, les agents frontaliers sont dépassés et débordés. Les rendez-vous pour obtenir la seule preuve d'identité pour le demandeur d'asile ne sont parfois donnés que dans 2, 3 et même 6 semaines après leur arrivée, parce qu'au départ, les agents ont saisi leur passeport, leur carte d'identité nationale et autres documents. Avant qu'ils ne reçoivent ce document qui légitimise qu'ils sont demandeurs d'asile, cela prend des semaines. Et sans ce document, il n'y a pas d'aide sociale. Tu te retrouves pendant 2 mois en situation de mort civile, dans une zone grise finalement.

Par exemple, une dame est entrée avec sa fille à l'interne en octobre 2019, avec un visa, en toute légitimité. Une autre de ses filles, qui est ici depuis des années et a sa résidence permanente, les a accueillies. La dame désirait inscrire sa fille de 17 ans à l'école. Mais étant donné qu'elle n'a pas encore fait la demande d'asile, sa fille ne peut aller à l'école. Avant qu'on prépare les dossiers et qu'on soit à l'aise pour faire la demande d'asile, on arrive au mois de janvier. J'accompagne la mère et la fille pour faire la demande. On remet les documents. La dame et sa fille devaient retourner chercher leur document de demande d'asile (DDA) le 6 avril. Ce document te permet d'avoir de l'aide juridique, ouvrir un compte de banque, etc. Ce jour-là, à cause de la pandémie, les bureaux étaient fermés. Alors depuis ce temps, elles n'ont pas les papiers requis et n'ont donc pas d'aide sociale.

Il y a cette réalité de gens qui sont entrés légitimement, qui sont des demandeurs d'asile et qui ont besoin des services, mais qui sont pénalisés de différentes manières. Soit par les lenteurs administratives gouvernementales, soit par le refus du Québec de continuer à donner automatiquement de l'aide (aide juridique et aide sociale). Pendant ce temps, ils n'ont pas de permis de travail et sont forcés de travailler au noir, en dessous de la table. Ils sont exposés à de la violence, par exemple de la part de leur employeur, parce que si tu n'existes pas comme tel, ce dernier peut dire que tu n'es pas mon employé. C'est une situation de survie, soumise à la loi du silence. Dans certains cas, des femmes se prostituent, tombent dans les mains de proxénètes, et des hommes se font battre aux endroits de travail et n'iront pas porter plainte.

En conclusion, notre demande est de faire en sorte que les demandeurs d'asile soient reconnus comme des travailleurs à part entière avec les mêmes droits que tous ceux qui travaillent ici.

Notes

1. Temporary Protected Status (Statut de protection temporaire - SPT) est un programme qui a été créé par le Congrès américain en 1990 et qui permet aux ressortissants étrangers de rester aux États-Unis si, pendant leur séjour aux États-Unis, il arrive quelque chose de catastrophique dans leur pays d'origine qui les empêche de retourner chez eux de façon sécuritaire. À titre d'exemples, il y a la guerre, la famine, les désastres naturels ou les épidémies. Le SPT protège les personnes de la déportation et les autorise à travailler légalement pendant leur séjour aux États-Unis. Le programme constitue une forme temporaire de sécurité qui ne leur confère pas la résidence permanente, la citoyenneté ni aucun droit à un statut d'immigration à long terme. Le SPT a été accordé à des dizaines de milliers d'Haïtiens lorsque leur pays a été frappé par un séisme mortel en 2010, suivi d'une épidémie de choléra et des ouragans. En 2017, l'administration Trump a mis fin au SPT pour les personnes originaires d'Haïti, du Salvador, du Nicaragua et d'autres pays. En raison de manifestations de masse et de poursuites judiciaires contre l'administration fédérale, le département de la Sécurité intérieure des États-Unis a prolongé le SPT pour certains pays, dont Haïti, jusqu'au 4 janvier 2021, en attendant que se règlent les poursuites.

Devant la menace de déportation et parce qu'on leur refuse l'entrée au Canada en traversant la frontière habituelle avec les États-Unis en raison de l'Entente sur les tiers pays sûrs, plusieurs Haïtiens qui cherchaient asile ont commencé à traverser au Canada de façon irrégulière par le chemin Roxham, situé à Hemmingford, au Québec, une petite ville de l'Estrie.

En 2017, 24 980 demandes d'asile ont été faites au Québec. En 2018, ce nombre est passé à 27 970, et de ce nombre de demandes, 66 % ont été faites par des personnes qui étaient entrées de façon irrégulière (et 18 518 ont été interpellées par les autorités canadiennes). De ces pays, Haïti était parmi les cinq principaux pays d'origine des demandeurs d'asile.

La Banque mondiale reconnaît que Haïti est le pays le plus pauvre de l'hémisphère occidental, avec des millions de personnes qui vivent dans des conditions bien en-deçà du seuil de pauvreté. En 2004, le Canada, ainsi que les États-Unis et la France, ont participé à un changement de régime dans ce pays, alors qu'ils ont renversé le président démocratiquement élu d'Haïti, Jean-Bertrand Aristide.

2. Montréal-Nord est le domicile de nombreux Québécois d'origine haïtienne ainsi que de plusieurs résidents permanents, réfugiés et demandeurs d'asile d'origine haïtienne. C'est l'arrondissement de Montréal qui est le plus touché par la COVID-19.

Au 1er mai, les données de la Santé publique indiquaient 1 316 cas confirmés de la COVID-19 à Montréal-Nord, soit un taux d'infection de 1 562 pour 100 000 personnes. À titre de comparaison, Montréal compte 804 cas pour 100 000 habitants, tandis que les régions du Québec hors de Montréal et de sa banlieue comptent 101 cas pour 100 000 habitants. Pourquoi le taux d'infection est-il si élevé à Montréal-Nord ?

Au Canada, les réfugiés, les demandeurs d'asile, les personnes protégées ou les membres de leur famille, les personnes sous le coup d'une mesure de renvoi inapplicable, les titulaires de permis de séjour temporaire ou les jeunes travailleurs qui participent à des programmes spéciaux peuvent demander un permis de travail ouvert qui n'est pas spécifique à un emploi. Bon nombre d'entre eux sont recrutés par des agences pour travailler dans des établissements de soins de longue durée (CHSLD) et des résidences privées pour personnes âgées en tant que préposés aux bénéficiaires. Ils gagnent de 14 à 15 $ l'heure. L'agence facture alors un montant beaucoup plus élevé à la résidence, souvent le double, et elle conserve la différence. Comme il devient de plus en plus difficile pour ces établissements de soins de longue durée de trouver des personnes pour travailler à bas salaires et à des conditions d'exploitation, les agences s'assurent qu'elles en profitent encore plus en facturant à des tarifs encore plus élevés. D'autres parmi ces travailleurs sont embauchés par ces agences de recrutement pour travailler dans des usines de transformation de la viande. Chaque matin, une demi-douzaine de travailleurs sont pris en charge par une agence dans une seule camionnette et conduits à leur lieu de travail, souvent à plus d'une heure de route.

Le journaliste Yves Boisvert de La Presse a interrogé une de ces travailleuses, arrivée en 2018 en quête d'asile par le passage irrégulier du chemin Roxham. Sa demande ainsi que son appel ont été rejetés par la Commission de l'immigration et du statut de réfugié du Canada. Sa seule option restante est de demander la résidence permanente pour des motifs d'ordre humanitaire. Son mari est décédé en 2004 et elle a quatre enfants, dont trois vivent en Haïti et à qui elle envoie le peu d'argent qu'elle gagne pour les aider à subvenir à leurs besoins. À son arrivée au Québec en 2018, elle a été embauchée pour travailler dans un abattoir de porc. Elle a ensuite suivi un cours pour travailler avec des personnes âgées.

Elle a expliqué qu'avant d'avoir contracté le virus, elle avait travaillé pour une agence de recrutement dans deux résidences pour personnes âgées distinctes et que deux de ses collègues sont décédés après avoir contracté le virus - une femme qu'elle ne connaissait pas bien et l'autre, un réfugié dans la quarantaine.

Une deuxième femme vivant à Montréal-Nord interviewée par le même journaliste avait travaillé à Valleyfield, encore une fois par le biais d'une agence de recrutement et touchait de bas salaires. Elle est également entrée irrégulièrement dans le pays par le chemin Roxham il y a trois ans et a également contracté la COVID-19. Elle a raconté que juste avant les élections de 2016 en Haïti, des gens étaient entrés chez elle, avaient tué son neveu et l'avaient battue. Depuis lors, elle a du mal à marcher. À son arrivée au Canada, elle a travaillé dans une usine, ce qui était trop exigeant physiquement pour elle, et c'est pourquoi elle est devenue préposée aux bénéficiaires. Elle attend toujours les résultats des tests pour savoir si elle est maintenant débarrassée du virus.

(Photos : FO)


Cet article est paru dans

Numéro 31 - 5 mai 2020

Lien de l'article:
Tenons les gouvernements responsables des éclosions de la COVID-19 parmi les demandeurs d'asile et les travailleurs migrants: Il faut défendre les demandeurs d'asile au Québec - Entrevue avec Frantz André du comité Solidarité Québec-Haïti


    

Site Web:  www.pccml.ca   Email:  redaction@cpcml.ca