Entrevue avec Sylvain Mallette, président de la Fédération autonome de l'enseignement

Forum ouvrier : Quelles sont les grandes lignes des offres du Comité patronal de négociation qui vous ont été présentées à la fin de 2019 ?

Sylvain Mallette : La conception qui a guidé la partie patronale dans la rédaction de ses offres peut être résumée dans les mots suivants : une utilisation optimale du personnel enseignant. À notre avis, c'est violent comme expression. La partie patronale propose de nous utiliser de façon optimale, c'est-à-dire jusqu'à l'épuisement, jusqu'à ce que nous soyons à bout de souffle.

C'est un regard méprisant sur la profession enseignante, utilitariste. On veut faire de nous de simples exécutants. Les profs doivent faire ce qu'on leur dit de faire, comme et quand on leur dit de le faire. En même temps, on les rend responsables de tout ce qui ne va pas. On les rend responsables de la réussite éducative. On leur donne un rôle qui s'apparente à celui de travailleur social, sans leur donner les moyens dont ils ont besoin pour accomplir ce travail.

Il y a une volonté de nier ce qu'est un contrat de travail, alors que nous sommes d'abord une organisation qui négocie un contrat de travail. Oui, nous sommes préoccupés par la réussite éducative et avoir de bonnes conditions de travail assure de meilleures conditions d'apprentissage, en particulier des élèves les plus vulnérables. Et nous avons le droit d'avoir de bonnes conditions de travail. À ce sujet, les conditions dans lesquelles on veut nous faire travailler sont inacceptables. J'ai dit clairement en décembre dernier que le dépôt patronal ne peut pas constituer et ne constituera pas une base de négociation.

Par exemple, la partie patronale veut se donner les moyens de ne plus respecter la moyenne et le nombre maximum d'élèves par classe. Elle veut pouvoir ne plus tenir compte des milieux défavorisés dans la constitution des groupes. Pourtant on sait très bien que vivre en milieu défavorisé, avec les élèves qui subissent la pauvreté et leurs parents qui subissent la pauvreté, cela a des incidences colossales sur la réussite scolaire, sur la culture, sur l'égalité des chances.

Selon les offres patronales, le prof, pour avoir accès à des ressources et des services, devrait faire la démonstration qu'il a tout essayé avant de faire la demande. Qu'est-ce que cela veut dire sinon que le prof va être poussé à bout, qu'on va l'essorer complètement, qu'il va être constamment en position de faiblesse et qu'il devra justifier l'appel aux services et aux ressources. C'est complètement inacceptable. On responsabilise l'enseignant/e sous couvert de valoriser la profession, et on individualise la tâche et on rend le prof responsable de tout, surtout de ce qui ne va pas. On fait porter sur ses seules épaules le poids de la réussite. Autrement dit, le prof se retrouve seul en classe, à peu près abandonné, devant répondre aux besoins de tous les élèves, indépendamment de leurs besoins et du niveau des ressources et des services.

Dans le dépôt patronal, il y a aussi une volonté de faire sauter les sujets sur lesquels il doit y avoir consultation de la direction avec les profs et pour lesquels les profs choisissent le mode de consultation qui convient. C'est un retour de 50 ans en arrière. On parle de revaloriser la profession mais en fait ton rôle est réduit à celui d'obéir.

Cela ne ferait que contribuer à la souffrance des profs. La profession enseignante est en souffrance et on ne vas pas négocier la souffrance de nos profs. Cette souffrance provient de la pénurie de personnel, alors que près de 25 % des profs quittent la profession avant la cinquième année de pratique. Les gens ne choisissent plus notre profession. Les départs précipités à la retraite augmentent, même si cela cause une pénalité dans la prestation de retraite, que les profs s'appauvrissent pendant la retraite en partant de façon précipitée. La détresse psychologique est en hausse. Les taux d'invalidité de courte durée, de deux ans et moins, explosent de façon faramineuse. Cinquante pour cent de ces cas-là sont causés par la détresse psychologique. Les profs n'en peuvent plus. Ils ont sur eux le poids du plus et le poids du moins, faire plus avec moins.

Le dépôt patronal illustre que les gestionnaires ont pensé à des réseaux et des systèmes en droite ligne avec la vision néolibérale du rapport de l'être humain avec l'État et les services publics, et du rapport entre les humains eux-mêmes. On est dans une logique marchande, où l'on fait dans le public ce qu'on fait dans le privé. On adopte des approches « lean », des méthodes de production de l'industrie privée. C'est très troublant.

Dans cette logique, les enfants des milieux défavorisés deviennent simplement quelque chose qui coûte cher. Alors on place les enfants des milieux défavorisés dans des conditions très inférieures à celles des élèves des classes plus favorisées qui ont accès à de la culture et à des services. On dirige les enfants des milieux défavorisés vers les métiers semi-spécialisés dès la fin de la deuxième année du secondaire. On renie l'école publique qui était celle par laquelle on voulait créer une égalité des chances. Maintenant l'école publique est placée en concurrence non seulement avec l'école privée mais avec elle-même parce qu'on accepte que certaines écoles publiques sélectionnent les élèves. Les gens qui ont rédigé le dépôt patronal ne sont plus les gardiens de l'école publique qu'on s'était donnée. Ils ont adhéré à la vision néolibérale marchande et utilitariste du réseau des écoles publiques.

FO : Quelles sont les demandes de la FAE dans ce contexte ?

SM : Nous voulons améliorer le quotidien de nos membres pour faire en sorte que les conditions de travail dans lesquelles nous oeuvrons nous permettent de réaliser notre mission qui est d'instruire les élèves, notamment les élèves des milieux défavorisés qui, avec leurs familles, subissent la pauvreté. C'est dans une approche humaniste que nous entrevoyons la négociation. En négociant nos conditions de travail, nous négocions aussi les conditions d'apprentissage de nos élèves. En tant qu'enseignants et enseignantes, nous avons le droit à de bonnes conditions de travail et comme citoyens et citoyennes nous sommes les gardiens de l'école publique. Si nous acceptons d'affaiblir nos conditions, nous acceptons d'affaiblir l'école publique.

Nous demandons aussi d'être reconnus comme des experts de la pédagogie, qui ont le droit de choisir les meilleures approches pédagogiques, les outils d'évaluation et les méthodes d'intervention auprès de nos élèves.

Nous voulons aussi faire en sorte que les profs aient accès à la permanence. Cela fait partie de la reconnaissance de ce que nous sommes. Ce n'est pas normal que des profs qui approchent de la retraite avec 35 années de service vivent encore des conditions d'emploi précaires. On maintient les profs dans la précarité, et ce sont majoritairement des femmes parce que les femmes représentent 73 % de la profession enseignante.

Nous devons aussi faire en sorte que les écoles forment des groupes qui tiennent compte des difficultés qu'ont les élèves, de chacun des élèves. Le prof qui accueille ce groupe doit avoir moins d'élèves pour répondre à ces réalités. Ou alors on doit ouvrir des classes pour ces élèves ce qui ne veut pas dire les retirer de la société mais reconnaître que, dans leur cheminement, ils ont besoin d'une aide particulière qu'on va leur donner, même si cela coûte plus cher, pour leur donner le temps de se réaliser comme êtres humains.

Il faut affirmer ces choses mais il faut aussi poser des gestes, ce qui pose le problème de la mobilisation et de l'action syndicale. Il faut se solidariser et reconnaître l'utilité de l'action syndicale qui permet d'améliorer les conditions de l'ensemble de la société. Quand nous faisons des gains, cela tire vers le haut ceux qui n'ont pas accès à la syndicalisation, qui ont des horaires coupés, comme toutes les femmes qui doivent avoir deux ou trois emplois et qui vivent dans la précarité.


Cet article est paru dans

Numéro 5 - 12 février 2020

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