Négociations dans le secteur public au
Québec
Les travailleurs font connaître leurs préoccupations et leurs besoins
- Entrevue avec Jeff Begley, président de
la Fédération de la santé
et des services sociaux (FSSS-CSN) -
Marche des travailleurs du secteur public à Québec le 30
octobre 2019 lors de la soumission de leurs demandes au
gouvernement du Québec en vue des nouvelles conventions collectives
Les quelque 500 000 travailleurs et
travailleuses du secteur public du Québec amorcent leurs négociations
pour le renouvellement de leurs conventions collectives, qui se
terminent le 31 mars 2020. Les syndicats qui les représentent
ont présenté leurs demandes intersectorielles (salaires, régimes de
retraite, etc.) et sectorielles, lesquelles visent les conditions de
travail spécifiques aux différents corps d'emploi. Sous prétexte
d'assurer la santé des finances publiques, le gouvernement du Québec a
déclaré qu'il s'apprête à poursuivre l'imposition de l'austérité
antisociale qui a créé un désastre sur le plan des conditions des
employés du secteur public et par le fait-même dans la livraison des
services publics. Les travailleurs ne l'entendent pas du tout ainsi et
se préparent à intensifier leur lutte pour leurs droits.
Forum ouvrier appuie pleinement la lutte des
travailleurs du secteur public pour des salaires et des conditions de
travail qu'ils jugent adéquats pour vivre décemment, garder et attirer
les employés dans les services publics et livrer les services de façon
digne et humaine. Cette lutte se mène directement sur le terrain de
l'opinion publique et Forum ouvrier met ses pages à sa
disposition. Dans ce numéro, nous publions une entrevue avec Jeff
Begley, président de la Fédération de la santé et des services sociaux
(FSSS-CSN), qui compte environ 110 000 membres,
dont 80 % sont des femmes.
***
Forum ouvrier : Alors que
s'amorcent les négociations du secteur public au Québec, quelles sont
les principales préoccupations des travailleurs et des travailleuses du
secteur en ce moment ?
Jeff Begley : Premièrement, la
dernière réforme du ministre de la Santé et des services sociaux du
gouvernement libéral Gaétan Barrette a fait des ravages qui continuent
et qui vont continuer pendant longtemps.[1]
La création des méga-établissements a fait très mal aux services, au
réseau, et la détérioration des services a un impact majeur sur les
gens qui livrent les services, qui sont nos membres. Le problème de
santé-sécurité, de santé mentale a augmenté en flèche depuis le début
de la réforme. C'est en train de causer de sérieux problèmes dans
toutes les conditions qui existent dans le système.
Pour donner un exemple, depuis le début de la réforme,
les demandes d'assurance-salaire, pour congés de maladie, ont augmenté
de 25 %. C'est substantiel. Dans la dernière année, les
demandes n'ont pas diminué. Nous n'avons pas encore les chiffres pour
l'année, mais cela continue de se produire. C'est très inquiétant. Cela
coûte une fortune en terme d'argent, et cela coûte une fortune en terme
de la santé de notre monde. C'est une roue qui tourne. Plus les
conditions empirent, plus nos membres tombent en maladie.
Il faut que les choses changent de façon significative
lors de la prochaine négociation, et rapidement, sinon la situation va
encore se dégrader.
La pénurie de la main-d'oeuvre est un élément qui
s'ajoute parce que cela se vit dans la santé comme ailleurs, et cela
c'est nouveau. Il y a dix ans, les directeurs de ressources humaines
avaient une filière pleine de CV auxquels ils n'avaient pas répondu et
maintenant ils ne trouvent pas de monde.
Et bien sûr, depuis la dernière négociation, nos membres
ont l'impression que la dernière fois qu'ils ont gagné la négociation
c'est en 1999. Cela fait 20 ans qu'on recule dans l'ensemble
de nos conditions.
Ce sont les principaux facteurs qui font qu'il y a un
désarroi parmi nos membres, en plus de la question salariale. C'est
primordial que nos membres puissent dire, avec la prochaine
négociation, qu'ils ont remporté une amélioration substantielle de
leurs conditions de vie et de travail.
FO :
Quel est le lien entre la réforme Barrette et les problèmes que tu
viens d'évoquer ?
JB : En
voici un exemple. Auparavant, dans un CHSLD (Centre d'hébergement et de
soins de longue durée), quand il y avait un problème au niveau des
préposés aux bénéficiaires, qu'il en manquait, nous avions un conseil
d'administration qui était responsable de 400-500 résidents, et
peut-être de 100-120-130 employés, et dans de très gros CHSLD, le
nombre d'employés pouvait atteindre environ 400. Il y avait un
conseil d'administration qui, lorsqu'il voyait pointer des problèmes,
au niveau des cuisines, des préposés, des infirmières, ou de
l'administration, se réunissait chaque mois pour traiter des problèmes
de ce CHSLD. Il existait une pression sur le CA pour régler ces
problèmes avant que celui-ci ne devienne trop gros, trop sérieux pour
la santé des employés et des patients.
Maintenant, le CHSLD est noyé avec tous les autres CHSLD
de la région, avec les CLSC, et aussi avec le Centre-jeunesse, avec les
Centres de réadaptation en déficience intellectuelle et avec les
hôpitaux. Dans ces conditions, si tu as 10 minutes par année pour
parler du problème dans ce CHSLD, tu es chanceux.
En plus, les employeurs sont complètement perdus. Si on
demande à un de nos membres qui est ton patron, dans bien des cas, si
tu ne travailles pas dans le siège social de l'établissement, tu ne le
connais pas, tu ne le vois jamais. On appelle un numéro, on espère
qu'il a reçu le message. Le problème est encore plus grand en région,
où les distances entre les composantes de l'établissement et le siège
social sont encore plus grandes. C'est un sérieux problème pour
l'employé et pour le syndicat. Le syndiqué est face au désarroi de la
personne qui ne reçoit pas les services dont elle a besoin, il ne sait
pas comment répondre à ce besoin. Cela a un impact très négatif sur le
public et sur les employés. Ce problème existe partout au Québec, dans
les grands centres et dans les régions. Nous avons fait une tournée
partout au Québec et cette situation existe partout, quel que soit le
service. On a tellement éloigné la responsabilité du terrain où le
service est fourni que cela crée une crise de responsabilité dans le
système, un désarroi général. Tout le monde paie pour cela.
FO :
Qu'en est-il de la question des salaires ?
JB : Les
conditions salariales se sont grandement détériorées au fil des années.
L'inflation dépasse largement nos salaires depuis les derniers 20
ans. C'est pour cela que nous avons fait une demande d'un montant fixe
d'augmentation salariale. Ce montant est assez significatif pour les
personnes qui sont les mieux payées mais il est particulièrement
significatif pour les bas salariés. Nous demandons 3 $ de
l'heure d'augmentation fixe la première année, pour tous nos membres.
Trois dollars la première année en moyenne, cela représente un peu plus
que 9 % d'augmentation, mais pour les bas salariés cela représente
quelque chose comme 20 %.
FO :
Comment entrevois-tu la négociation qui s'amorce ?
JB : Nous
avons fait une tournée de nos membres afin d'élaborer nos demandes.
Maintenant que nos demandes sont déposées, nous allons faire une autre
tournée pour les enraciner.
Les attentes sont très fortes parmi nos membres. En ce
qui concerne l'annonce du gouvernement qu'il va nous offrir seulement
l'équivalent de l'inflation, et un peu plus en ce qui concerne les
préposés aux bénéficiaires et les enseignants au bas de l'échelle, on
espère que c'est juste une position pour amorcer la négociation, pour
se positionner sur la place publique mais qu'à la table de négociation
il va devenir sérieux. Sinon, si le gouvernement entend sérieusement
nous limiter à l'inflation, nous allons dire à nos membres qu'il faut
se mobiliser plus qu'on ne l'a fait ces dernières années.
À notre avis, si la CAQ a gagné l'élection en
octobre 2018, c'est parce que la population était écoeurée de la
réforme Barrette dans la santé et de la situation qui règne dans les
écoles. Il faut que le gouvernement Legault reconnaisse cela.
Chose certaine, si le gouvernement met en pratique ce
qu'il a annoncé, pour les proposés et les enseignants, ce ne sera pas à
la hauteur de ce que les employés ont besoin. Et pour les autres
catégories de travailleurs, il n'est pas question d'accepter d'être
limités à l'inflation.
En plus, il n'a pas dit un mot sur les conditions
d'exercice des services, les conditions de travail.
D'après ce que je sais, tous les syndicats qui vont
s'engager dans ces négociations ont déposé leurs demandes. Nous nous
attendons à une réponse du gouvernement avant les Fêtes.
C'est certain que cela va prendre un très sérieux coup
de barre pour améliorer les conditions dans les services publics.
Note
1. La pièce-maîtresse de ce qui a
été appelé la réforme Barrette, du nom de l'ancien ministre de la Santé
et des services sociaux Gaétan Barrette, est l'adoption de la
loi 10 restructurant les services de santé en 2015 par le
gouvernement libéral. Cette loi a créé des méga-établissements qui
couvrent parfois des régions entières et dont le conseil
d'administration est essentiellement nommé par le ministre de la Santé
et des Services sociaux et est redevable au ministre. La loi a éliminé
les niveaux intermédiaires de prise de décision qui existaient dans le
réseau, et écarté la prise de parole des travailleurs et travailleuses,
qui font fonctionner le système et sont souvent criminalisés.
Cet article est paru dans
Numéro 27 - 27 novembre 2019
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