L’assassinat du président Jovenel Moïse et la situation à laquelle le peuple haïtien fait face
Le peuple haïtien et Haïti sont à
la croisée des chemins
– Entrevue avec Frantz André, Solidarité Québec-Haïti –
Cette entrevue a été réalisée dans la semaine qui a suivi l’assassinat, le 7 juillet, du président haïtien Jovenel Moïse. Depuis, le 20 juillet, Ariel Henry a été assermenté en tant que premier ministre d’Haïti. Il avait été ministre dans des gouvernements précédents, notamment celui du président Michel Martelly en 2015 et 2016. Sa nomination fait suite à un accord avec le premier ministre par intérim, Claude Joseph, qui a démissionné le 19 juillet pour permettre à Ariel Henry d’occuper le poste.
Le Marxiste-Léniniste : Bonjour Frantz. Peux-tu nous donner ton évaluation de la situation à laquelle le peuple haïtien et Haïti font face à la suite de l’assassinat du président Jovenel Moïse, le 7 juillet dernier ? Peux-tu d’abord nous expliquer le contexte dans lequel cet assassinat a eu lieu ?
Frantz André : Il faut saisir que ce qui se passe maintenant en Haïti, depuis la venue de Jovenel Moïse et avant, pendant la présidence de Michel Martelly, c’est une guerre civile par procuration, qui se fait à travers des gangs armés qui se sont fédérés récemment, sous le nom de « G9 », et avec qui Jovenel Moïse avait accepté de dialoguer officiellement, espérant contrôler l’insécurité, mais malheureusement ces gangs ont aussi terrorisé la population, servant l’intérêt de qui les arme et les paie. Les groupes de l’oligarchie haïtienne et de l’élite politique se font la guerre entre eux au moyen de ces gangs armés. Ces groupes sont aussi liés à l’international, notamment au Core Group et c’est avec ce soutien international que ces groupes oligarchiques sont devenus multimillionnaires au fil des décennies[1]. Ils l’ont fait et le font par la corruption, entre autres par le détournement des fonds du programme PetroCaribe du Venezuela, qui devaient servir au financement d’infrastructures publiques et à la mise en place de programmes sociaux[2].
Le Core Group qui soutient cette élite mercantile a contribué notamment à « sélectionner » les présidents ou futurs présidents du pays. Cette élite, ainsi que des partis de l’opposition, ont armé et arment différents gangs pour défendre leurs intérêts, tout comme le gouvernement de Jovenel Moise a lui aussi armé des gangs pour contrecarrer ce qui pourrait être vu comme une tentative de coup d’État. Quand il arrivait au terme de son mandat, le président Michel Martelly a choisi un dauphin qui était Jovenel Moïse. Celui-ci a été élu en 2016, sous la bannière du « Parti haïtien Tet Kale (PHTK) » du président sortant Michel Martelly dans une élection bidon, avec un taux de participation d’environ 21 %. Environ 500 000 personnes seulement ont participé au vote alors que des millions de gens avaient le droit de vote. Au tout début de son mandat Jovenel Moïse a été soutenu par Michel Martelly et par l’oligarchie.
Ceux-ci pensaient pouvoir le manipuler pour qu’éventuellement Martelly revienne comme président aux prochaines élections qui sont censées avoir lieu cette année. La constitution d’Haïti de 1987 ne permet pas 2 mandats présidentiels de suite. Je crois qu’on a donné suffisamment de corde à Jovenel Moïse pour se pendre et faciliter le retour de Martelly, comme soi-disant sauveur de la situation. Je crois que lorsque Jovenel Moïse a réalisé qu’il était largué par ses promoteurs, il a décidé de faire les choses à sa manière.
Les gens qui meurent de faim ont décidé que ce n’était plus soutenable et ils ont commencé à demander le départ de Jovenel Moïse. L’année 2018 a été marquante dans ce sens-là. Des groupes de jeunes principalement ont créé le groupe des « PétroChallengers », un groupe qui demande où est allé l’argent de PetroCaribe (Kote Kob Petwo Karibe ya), qui demande une reddition de comptes pour savoir ce qui avait été fait avec cet argent-là. Les représentants de l’élite et ceux qui ont bénéficié de cette corruption ne pouvaient pas dévoiler ces choses-là, qui impliquaient notamment Michel Martelly, ainsi que Jovenel Moïse qui a bénéficié de contrats juteux, avant sa présidence.
L’année 2018 a été un point tournant. Des jeunes ont mobilisé la population, il y a eu beaucoup de manifestations, dont certaines se sont traduites par des émeutes. Pour dissuader les manifestants, des tireurs d’élite ont été engagés par le gouvernement pour tirer sur les gens pendant les manifestations. De même, des policiers, devenus mercenaires, vendaient leurs services aux plus offrants, et ont participé à ce programme de dissuasion. Il y a eu des centaines de gens qui ont été tués depuis que Jovenel Moïse est venu au pouvoir. Selon les enquêtes d’organisations de protection des droits humains, il est rapporté que le gouvernement de Jovenel Moïse est impliqué dans plusieurs massacres perpétrés par des gangs.
Largué par ceux qui l’avaient mis en place, Jovenel Moïse a voulu changer la Constitution. Il a notamment voulu inclure la diaspora dans la gouvernance du pays, donner la parole et des votes aux ressortissants haïtiens de l’extérieur pour participer au développement du pays. Cependant, quand on lit le libellé de cette constitution, on voit que c’est un piège. Le but principal est de les charmer pour qu’ils viennent dépenser leur argent en Haïti. Il a surtout voulu changer la Constitution pour permettre que le président puisse accomplir deux mandats consécutifs. Il est probable que si la constitution amendée avait été adoptée, il se serait représenté aux prochaines élections.
Il y avait donc ses opposants tant parmi les partis politiques qu’au sein de l’oligarchie qui ne voulaient pas qu’il fasse une refonte de la Constitution, de peur de perdre leurs privilèges, ce qui fait que beaucoup de gens avaient intérêt à l’éliminer ou à l’envoyer à l’étranger, comme ce fut le cas pour le président Jean-Bertrand Aristide en 2004.
En ce qui concerne l’assassinat lui-même, il faut faire attention aux conjectures et ne pas tirer trop de conclusions.
Selon mon analyse, on avait un président qui n’était plus contrôlable tant par l’international, le Core Group, que par les intérêts internes, qui ne voulait plus suivre les consignes de ceux qui l’ont amené au pouvoir. Le désir de Jovenel Moïse de changer la Constitution est en fait un projet du parti PHTK de Michel Martelly, qui lui aussi recherche une réélection et plusieurs mandats consécutifs. Jovenel Moïse a refusé certaines consignes qui lui étaient données, par exemple en refusant de donner certains contrats très lucratifs à des intérêts privés ou même en annulant d’autres, notamment à des familles qui contrôlent des compagnies d’électricité. Il essayait de démontrer qu’il était le président de la population et non pas de l’élite. Parmi les promesses qu’il avait faites, il désirait l’électricité 24 sur 24, et mettre de la nourriture dans les assiettes, ce qui n’a pas été fait. Les gens continuent de mourir de faim.
La Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif, qui a enquêté sur la dilapidation des fonds PetroCaribe, ainsi que ceux qui furent donnés pour la reconstruction d’Haïti, à la suite du séisme de 2010, pointait aussi du doigt Jovenel Moïse dans cette corruption. Dans les dernières semaines précédant son assassinat, Jovenel Moïse a dit que s’il devait tomber, d’autres allaient tomber avec lui. Il était prêt à dénoncer tous ceux qui ont participé à cette dilapidation. Je crois que pour contrecarrer ce coup d’État, Jovenel Moïse, par décret, a donné l’amnistie à tous les anciens présidents et les ministres qui ne pourront pas être poursuivis pour corruption et cela l’incluait également. Il n’aurait pas été redevable légalement s’il se représentait aux élections.
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En ce moment, il y a tellement d’incertitude que le peuple haïtien, y compris la diaspora, ne sait pas trop à quoi s’attendre. Il est possible que la situation puisse encore s’aggraver. Il faut être conscient que le premier ministre par intérim, Claude Joseph, qui n’aurait plus été en fonction, le jour de l’assassinat de Jovenel Moïse, s’est arrogé le pouvoir de la présidence, et qu’une de ses premières interventions a été de demander aux États-Unis d’envoyer des troupes en Haïti. Les États-Unis, pour des objectifs stratégiques, ont décidé de ne pas envoyer de troupes, mais plutôt des agents du FBI, qui vont enquêter sur l’assassinat du président Jovenel Moïse. Le président de la Colombie a également dépêché une équipe d’investigation, du fait que 26 des mercenaires que l’on soupçonne d’avoir tué le président sont d’origine colombienne, dont plusieurs sont des anciens militaires. Mes recherches m’ont permis de découvrir que le propriétaire, d’origine vénézuélienne, de la compagnie de sécurité (CTU Security), basée en Floride, qui a recruté les mercenaires pour une tierce partie, est un ami personnel du président de la Colombie, et de Juan Guaido, celui qui s’était autoproclamé président du Venezuela. Ce qui devrait nous inquiéter. Des deux mercenaires d’origine haïtienne, un est un informateur de la DEA, la Drug Enforcement Administration.
Pour le peuple haïtien et la diaspora, la question est « What’s next ? ». Je ne crois pas qu’il y avait un « Next », un plan de quoi faire maintenant. Le fait que Claude Joseph ait fait appel aux Américains montre qu’il n’a pas un plan, il n’a pas un plan B.
L’assassinat ressemble à un coup d’État planifié qui a mal tourné. Qui peut-être visait à le faire démissionner et à le chasser du pays, mais s’est conclu par un assassinat. On doit se rappeler qu’en 2004, une démission forcée fut imposée à Jean-Bertrand Aristide, pour ensuite l’envoyer en exil en Afrique centrale. Ce que nous espérons savoir suite à l’enquête du FBI, est le rôle joué par les mercenaires, au service de ceux qui ont commandité ce coup d’État.
LML : Quel est le climat politique au pays maintenant et quelles sont les perspectives qui s’offrent au peuple pour développer sa lutte pour ses droits et pour une Haïti qui lui appartient ?
FA : En ce moment, l’insécurité est totale. D’avoir un président qui est assassiné chez lui, alors qu’il est la personne qui devait être la mieux protégée au pays, et que personne parmi le personnel de sécurité n’a été tué ou même blessé, cela fait en sorte que la population se sent menacée, qu’elle se considère comme à plus haut risque d’être assassinée, ou kidnappée, etc.
La population vit au rythme de ce qui est dit et n’est pas dit, au rythme des gangs fédérées qui continuent à faire des actes, à incendier leurs maisons, à commettre des meurtres. Des quartiers entiers sont vidés de leur population, les gens sont hébergés dans des stades, dans des gymnases.
C’est la corruption systématique qui règne dans les institutions, dans le secteur privé, dans les maisons de transfert d’argent qui ont des bandits à l’interne qui appellent un complice à l’extérieur quand ils savent que quelqu’un va venir chercher de l’argent pour le terroriser et le voler. Cela se fait aussi dans les banques.
Cependant, il existe en ce moment des groupes populaires, qui ont été développés entre autres sur la question de PetroCaribe, les Pétrochallengers, il y a aussi le groupe Ayiti Nouvlea et plusieurs autres, incluant certains partis politiques de l’opposition, des gens de la société civile, qui ont décidé de faire front commun pour dénoncer ce qui se passe en Haïti, sous les yeux des soi-disant amis d’Haïti, le Core Group. Ces groupes n’étaient pas toujours en cohérence ou en accord les uns avec les autres, et ils ont décidé de s’unir. Ils l’ont fait à travers une lettre ouverte qui dénonce ce qui se passe en Haïti. C’est la première fois depuis des décennies qu’un aussi grand groupe, des groupes populaires, des partis de l’opposition, etc., se sont mis d’un commun accord à vouloir faire les choses différemment. Une des demandes mises de l’avant dans cette lettre, que tous demandent, incluant moi et Solidarité Québec-Haïti, c’est que le Core Group se retire complètement des affaires haïtiennes. C’est ce Core Group qui choisit nos présidents, qui dicte ce qui se fait dans le pays. Cette coalition qui s’est formée, demande le respect de la souveraineté d’Haïti et le droit à l’autodétermination du peuple haïtien. Je demeure optimiste face à l’avenir. Je crois que Haïti est à la croisée des chemins, où quelque chose de positif peut sortir de tout cela.
Aussi, on sait que géopolitiquement Haïti occupe une place importante entre Cuba et le Venezuela, une place importante en ce qui concerne ce qui se fait en Amérique du Sud où plusieurs pays semblent se diriger vers la gauche. Les Américains ne veulent pas cela. Haïti est ce point d’observation qui a la 4e plus grande ambassade américaine au monde. Haïti est utilisée comme tremplin pour contrôler ce qui se passe dans les Caraïbes, en Amérique centrale et en Amérique du Sud.
On a vu dans les semaines récentes que les États-Unis blâment Cuba de ce qu’ils considèrent comme des crimes. Ils considèrent la révolution cubaine comme un crime, et ce depuis plus de soixante ans. C’est la même chose qu’ils font envers Haïti, parce qu’à leurs yeux le fait que Haïti se soit libéré de l’esclavage, des colonisateurs, et s’est proclamé une république indépendante en 1804, est un crime qu’ils ne lui ont jamais pardonné, et pour lequel ils se vengent encore aujourd’hui. C’est la même vengeance contre Haïti que contre Cuba.
Nous devons tous rester solidaires et c’est là que mon drapeau haïtien sera toujours avec moi, partout où on peut combattre l’ennemi commun qui est l’impérialisme, principalement dirigé par l’impérialisme américain. Le drapeau quand il fut cousu, est venu avec les mots : Liberté – Égalité – Fraternité. Maintenant, j’ajoute SOLIDARITÉ.
En terminant, je veux dire que la population et le pays d’Haïti méritent mieux. Les forces internationales, dont le Core Group, doivent sortir de nos affaires internes. Le sang versé par nos ancêtres, nos pères, mères, frères et soeurs, pour obtenir cette souveraineté, et le droit à l’autodétermination, sont les éléments qui devraient galvaniser le peuple haïtien. Chaque Haïtien et Haïtienne, et les Haïtiens et Haïtiennes collectivement, doivent pouvoir trouver un but commun qui est de restaurer Haïti dans sa grandeur, en tant que premier pays qui a pris son indépendance et a su démarrer la guerre contre l’esclavage et chasser les colonisateurs.
Merci.
Notes
1. Le Core Group est composé des ambassadeurs des États-Unis, de la France, du Canada, du Brésil, de l’Union européenne, de l’Espagne et des représentants spéciaux de l’Organisation des États d’Amérique (OEA) et du secrétaire général de l’Organisation des Nations unies en Haïti. Ce groupe d’entités étrangères, dominé par les ambassadeurs des États-Unis, de la France et du Canada, s’ingère systématiquement dans les affaires intérieures d’ Haïti, et est réputé notamment pour la tenue d’élections frauduleuses afin de sélectionner le président haïtien qui convient à son ambition de dominer Haïti au profit des grands intérêts privés étroits.
2. Le programme PetroCaribe est un programme de coopération énergétique instauré entre le Venezuela et plusieurs pays d’Amérique latine et des Caraïbes en 2005. Ce programme permet aux pays signataires de bénéficier de prêts du Venezuela dans le cadre d’un mécanisme de livraison de pétrole à conditions préférentielles. Ce programme a comme objectif de bénéficier aux pauvres en fournissant des fonds pour le développement d’une économie autosuffisante.
Haïti y a adhéré en 2008. En vertu de l’accord, Haïti a reçu du pétrole vénézuélien à prix réduit, et obtenu 90 jours pour payer 60 % de sa valeur. Il a obtenu 25 ans pour payer le reste, à 1 % d’intérêt. En revendant le pétrole à des entreprises pétrolières, et en bénéficiant de 25 ans pour payer le dernier 40 % du montant convenu, le gouvernement haïtien devait accumuler des fonds pour bâtir des infrastructures publiques et mettre en place des programmes sociaux. Selon une enquête d’un tribunal haïtien, des centaines de millions de dollars provenant du programme ont été détournés par les différents gouvernements haïtiens au profit de membres du gouvernement et de l’oligarchie. Des plaignants estiment qu’environ 4 milliards de dollars ont ainsi été détournés.