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« Le Convoi de la liberté »
Que faire quand les deux parties ont tort?
« Il y a une grande part de vérité des deux côtés, » écrivit l’essayiste anglais Joseph Addison en 1711. Mais la vérité entière, où la trouve-t-on ?
Aujourd’hui, on nous conseille souvent de « regarder les deux côtés » de toute question. Une opinion généralement répandue veut que toute personne sensée procède de cette manière et qu’il n’y ait pas d’autre moyen d’établir la vérité. Les institutions politiques et juridiques en font un principe. Au parlement, il y a le gouvernement et l’opposition officielle ; à la cour, l’avocat du plaignant et l’avocat de la défense. Tout est arrangé pour faire entendre le pour et le contre.
Au premier abord, il semble étrange de parler de deux côtés, comme si chaque question avait nécessairement deux côtés, ni plus ni moins. Même le phénomène le plus simple possède plusieurs côtés. Pourquoi n’en considérer que deux ? Une telle contrainte nous empêcherait certainement d’établir la vérité. Ne faudrait-il pas plutôt regarder tous les côtés ?
Peut-être n’est-ce là qu’une objection pédante. Les « côtés » dont on parle ne sont peut-être pas les divers aspects du phénomène, mais de simples interprétations. Ainsi, les « deux côtés » voudrait dire les « deux interprétations ». On ne nous demande pas d’examiner le phénomène tel qu’il existe réellement, avec ses multiples côtés, mais plutôt deux interprétations (ou représentations mentales) contradictoires du phénomène. Il serait donc possible de regarder tous les côtés de chaque « côté », c’est-à-dire de chaque interprétation. Pourtant, le problème demeure. Tout phénomène peut faire l’objet de nombreuses interprétations mutuellement contradictoires. C’est curieux de vouloir n’en considérer que deux.
Que faire quand les côtés sont tous deux erronés ? On nous demande de considérer deux interprétations opposées, choisies parmi tant d’autres. Apparemment, il ne nous appartient pas de demander pourquoi ou comment ce choix est fait. Mais le plus important c’est qu’on ne nous invite pas à regarder la réalité qui fait l’objet des interprétations. Comment alors un tel procédé nous permettra-t-il d’établir la vérité ?
Deux mauvaises interprétations ne peuvent conduire à une bonne conclusion, et toutes les interprétations au monde ne peuvent se substituer à l’étude de la chose elle-même. Il est impossible de comprendre un phénomène à moins de l’étudier tel qu’il existe dans la réalité. Il faut examiner non pas des divergences, des exceptions et des interprétations, mais la chose elle-même, dans son développement et ses rapports multiples.
Le dicton « regarder les deux côtés » détourne notre regard de la réalité pour le porter sur de simples interprétations. Que le phénomène ou la question à considérer relève de la politique ou de la science, de la philosophie ou de la culture, le fait de « regarder les deux côtés » ne nous rapprochera pas le moindrement de la vérité. […]
L’invitation à « regarder les deux côtés » nous détourne de l’étude de la réalité. Ceux qui l’accepte s’égarent à coup sûr. La réalité n’a pas deux côtés. Elle est une, et elle ne change pas du fait que quelqu’un l’interprète différemment. La terre n’a pas cessé de tourner autour du soleil même si les scolastiques du Moyen-Âge la voyait immobile ; elle n’a pas perdu de sa rondeur parce qu’ils la croyaient plate ; et elle ne s’est pas reposée sur le dos de quelque boeuf ou tortue pour donner raison à ceux qui croient que le monde est ainsi fait.
La démocratie
Exiger la considération du « pour » et du « contre », c’est exiger que la réalité ne soit pas reconnue. Cela écarte l’esprit humain de l’étude sérieuse pour le faire sombrer dans le préjugé et le fanatisme. Par exemple, on affirme souvent que l’existence du « pour » et du « contre » au parlement, sous forme du parti au pouvoir et des partis d’opposition, garantit la démocratie, assure le respect des intérêts du peuple et empêche le régime de tourner à la dictature. Mais cette affirmation n’est pas confirmée par l’histoire du Canada et des autres pays.
Les libéraux et les conservateurs échangent les rôles de gouvernement et d’opposition depuis maintenant plus de cent ans. Pourtant, R.B. Bennett a imposé des mesures draconiennes dans les années trente, Duplessis est allé encore plus loin dans les années quarante et cinquante au Québec et Trudeau a proclamé la Loi sur les mesures de guerre en octobre 1970. Leurs gouvernements (respectivement conservateur, Union nationale et libéral) ont trouvé qu’ils ne pouvaient atteindre leurs buts sans utiliser la police et les forces armées pour terroriser les gens, sans recourir à la dictature ouverte. L’existence d’une opposition ne les a pas empêchés d’agir comme ils l’ont fait. Pourquoi ? Encore une fois, on ne peut trouver la réponse qu’en regardant directement la réalité, qu’en étudiant le système politique et ses fondements. Même si dans la Chambre des communes des affirmations pompeuses sur le caractère de ce système se font entendre de toutes parts, on n’y trouve aucune « part » de vérité.
Puisque la réalité est une, la vérité est une. Comment alors peut-il y avoir deux côtés ? « Regarder les deux côtés », c’est fuir la réalité. C’est oublier le monde réel pour s’embourber dans des interprétations. Dès qu’on applique ce dicton, on commet une erreur colossale.
L’évolution
Considérer un phénomène en pesant le pour et le contre, c’est obscurcir sa dynamique réelle, le sens de son développement et ses rapports avec d’autres phénomènes. Par exemple, la science naturelle a fait la lumière sur l’évolution de l’homme ; elle en a révélé les forces motrices et a éclairé le rapport entre l’homme et la nature. Mais depuis quelques années, on tente de nier ces découvertes en moussant une série de croyances appelées « science de la création ». De cette façon, on a engendré une controverse opposant les adeptes de la « science de la création » à ceux qui reconnaissent la théorie de l’évolution. On encourage le public à « regarder les deux côtés » et à « peser tous les arguments ». Mais quels sont les « deux côtés » ? La réalité de l’évolution ne disparaît pas du fait que certaines personnes croient à la « science de la création ». S’embrouiller dans le « pour » et le « contre » de cette question, c’est perdre de vue ce qu’il y a de plus essentiel : l’importance de la théorie de l’évolution pour le progrès du savoir humain et l’émancipation de l’humanité.
La théorie de l’évolution par la sélection naturelle fut une des grandes découvertes de la science naturelle qui ont démoli toute idée d’immuabilité, toute conception d’un univers figé créé par un être divin, et qui ont prouvé que toute matière est en mouvement continuel. La science naturelle a triomphé de l’idéologie médiévale non pas parce qu’elle alignait des arguments « plus forts », mais parce qu’elle était vraie. Malgré toute sa férocité, malgré la persécution impitoyable des hommes de la science et de la lumière, la réaction féodale ne pouvait l’écraser. La question fut réglée non pas par la plume mais par le fusil. C’est avec le renversement du féodalisme que la science naturelle a triomphé. Ce ne fut ni un débat ni une évaluation du pour et du contre. Ce fut une lutte pour l’avenir de l’humanité, pour la lumière et le progrès, contre ce qui, malgré tout son pouvoir, ne pouvait se défendre.
La vérité
L’idée que tout phénomène a deux côtés, que la vérité contient une part de fausseté et la fausseté une part de vérité, est elle-même une fausseté et un entrave à l’esprit. L’interprétation ne peut changer la réalité ; elle ne peut que duper les crédules et faire obstacle à l’étude. La formation de la « Société pour la terre plate » n’a pas aplati la terre ; la répétition du mensonge ne fait pas disparaître la vérité. De la même façon, le dicton « regarder les deux côtés » ne rendra pas ses adeptes plus sages.
(Le Nouveau Magazine, édition inaugurale, avril 1987)
(Le Renouveau, affiché le 15 février 2022)