Jour J, 6 juin 1944
Le débarquement de Normandie et
la réécriture de l’histoire
Dans un article publié à l’occasion du 70e anniversaire du jour J, l’historien militaire Benoît Lemay, du Collège militaire royal de Kingston, en Ontario, souligne : « Il y a plusieurs idées reçues concernant le débarquement de Normandie. On pense que c’est ce qui a permis aux Alliés de remporter la Deuxième Guerre mondiale. Il faut apporter des nuances. En fait, en juin 1944, l’Allemagne a déjà perdu. Le débarquement permet seulement d’accélérer la fin de la guerre. Ce sont les Russes, sur le front de l’Est, qui ont fait le gros du travail. Pour des raisons de propagande, dans les années de guerre froide qui ont suivi, l’Ouest va tenter de minimiser l’effort apporté par les Soviétiques. On va véhiculer que ce sont les Alliés qui ont fait le gros du travail. »[1]
Benoît Lemay explique ainsi les motifs du débarquement : « En réalité, les Alliés ont débarqué en France non seulement pour battre les Allemands, mais aussi pour que l’Europe de l’Ouest ne tombe pas sous la coupe soviétique. Il y avait un aspect politique et des intérêts économiques. »[2]
Lors de leur rencontre à Téhéran fin-novembre 1943, les trois dirigeants, Staline, Churchill et Roosevelt, s’entendent : un second front sera ouvert. C’est le débarquement en Normandie le 6 juin 1944 qui ouvre ce deuxième front dans ce contexte militaire créé par l’Armée rouge où l’Allemagne, qui a déjà perdu la guerre à cause d’elle, doit dorénavant se battre sur deux fronts à la fois.
Selon les plans d’invasion, la ville de Caen devait être libérée le 6 juin au soir, mais les combats sont si féroces qu’elle n’est libérée que 40 jours plus tard, le 17 juillet. L’historien français Claude Quétel explique : « Le 22 juin 1944, un peu plus de quinze jours après le Débarquement en Normandie — et trois ans jour pour jour après l’invasion de l’Union soviétique par les armées nazies — Staline attaque, de son côté, les troupes hitlériennes. Objectif : maintenir un maximum de divisions allemandes à l’Est afin de faciliter la progression des Alliés à l’Ouest. Staline met le paquet. Pour cette opération, pas moins de 166 divisions, 1 300 000 hommes, 5 000 avions, 2 700 chars sont mobilisés. Le front principal n’est pas celui qu’on croit en Normandie : il est à l’Est. »[3]
Cependant, écrit Quétel : « Cette offensive soviétique, la plus grande depuis le début de la guerre, a été souvent occultée dans le monde occidental pour cause de guerre froide et de réécriture de l’Histoire. »[4]]
Quétel nous dit : « Les victoires russes à Stalingrad et surtout à Koursk changent la donne. Le risque majeur pour les Anglo-Saxons n’est plus de voir Staline signer une paix séparée avec Hitler, mais de le voir remporter seul la victoire finale ! Il devient urgent de discuter de stratégie… avec les Soviétiques. La conférence de Téhéran réunit pour la première fois dans cette guerre Churchill, Roosevelt et Staline. »
L’historien Anthony Beevor résume ainsi ce qui se passe quelques jours avant le débarquement de Normandie : « Roosevelt tint à rappeler à ses subordonnés que les Alliés ne libéraient pas la France pour installer le général de Gaulle au pouvoir ». Le but des États-Unis consistait à « imposer un gouvernement militaire le temps que des élections soient organisées », ce qui prendrait un certain temps. Voilà pourquoi Roosevelt « insista sur la création d’une monnaie d’occupation ». Les désaccords furent sérieux dans l’entourage de Roosevelt et « Churchill fit de son mieux pour le persuader qu’il leur fallait travailler avec de Gaulle. »[5] Roosevelt céda. De Gaulle fut alors mis au courant du débarquement planifié à son insu dans son propre pays. Il l’apprend le 4 juin, soit… la veille du débarquement tel que prévu à l’origine ! L’« occupation » d’une partie de l’Europe aura ainsi lieu quand même, mais sans « un gouvernement militaire » des États-Unis et sa « monnaie d’occupation » en France.
Durant une entrevue, l’historien Beevor fit part de l’inquiétude des alliés anglo-américains à l’égard d’une capitulation de l’Allemagne seulement à l’Union soviétique si le débarquement de leurs troupes était retardé.
« La décision d’Eisenhower de lancer, en dépit des avertissements des spécialistes de la météo, les opérations le 6 juin, après un premier report le 5, n’a pas seulement été une décision courageuse, c’est une prise de position historique. S’il avait dit : on repousse la date, la prochaine fenêtre possible se situait exactement au milieu de la grande tempête du 19 juin, une des pires qu’ait connues la Manche. Il aurait donc fallu à nouveau suspendre les opérations probablement jusqu’au printemps 1945. Cela aurait eu des conséquences inimaginables non seulement pour le secret des opérations et pour le maintien pendant une très longue période de l’armada rassemblée en Grande-Bretagne, mais surtout, pendant ce temps, l’Armée rouge non seulement serait arrivée à Berlin, mais elle aurait eu le temps de dépasser le Rhin et d’aller, pourquoi pas ? jusqu’à La Rochelle…Vous imaginez le tableau ! »[6]
En juin 2014, lors de la commémoration du 70e anniversaire du débarquement en France, le président de la France d’alors, François Hollande, a déclaré que « Le sort de l’humanité s’est joué le 6 juin 44. […] Je voulais que cette cérémonie puisse être utile, pas simplement pour la mémoire, pas simplement pour l’évocation du sacrifice, mais aussi parce que la paix est menacée aujourd’hui dans le monde. » Puis, il a utilisé le jour J comme justification de la violation des droits en France et la guerre à l’étranger : « C’est parce que la France a elle-même connu la barbarie qu’elle fait son devoir pour préserver la paix partout, aux frontières de l’Europe comme en Afrique. »[7]
La chancelière allemande Angela Merkel a déclaré : « Ce 6 juin 44 […] est le début de la libération » puisqu’au moyen de ce débarquement, ce sont les « Alliés qui ont lancé ce mouvement de libération pour nous libérer définitivement du nazisme. »
Arriva ensuite le président des États-Unis, Barack Obama : « C’est ici, sur ces rives, que le combat commun pour la liberté a changé de tournure ». Pour lui, le débarquement de Normandie devient « cette petite bande de sable dont dépendait non pas simplement l’issue d’une guerre, mais le cours de l’histoire de l’humanité ».[8]
En 2009, dans son discours du 65e anniversaire du jour J en 2009, Obama a déclaré : « Si les Alliés avaient échoué ici, l’occupation de ce continent par Hitler aurait pu se poursuivre indéfiniment. […] La victoire a permis de prendre pied en France. […] Et elle a rendu possible les réussites qui ont suivi la libération de l’Europe : le plan Marshall, l’OTAN, et la prospérité et la sécurité partagée qui en ont découlé. »[9]
Dans une déclaration publiée le 6 juin 2014 par le cabinet du premier ministre de Stephen Harper, celui-ci a fait écho à ces faussetés en disant que le débarquement de Normandie était « un moment décisif dans l’histoire du monde. »[10] Harper était tout aussi déterminé à assimiler le débarquement de Normandie aux guerres d’agression et d’occupations actuelles des États-Unis : les soldats canadiens enterrés en France sont « un rappel émouvant que notre pays défendra toujours ce qui est bon et juste. C’était vrai à cette époque, et c’est toujours vrai depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, notamment dans le cadre de nos missions en Corée, en Afghanistan et en Libye. »
Le rôle décisif de l’Union soviétique dans la défaite militaire de l’Allemagne fasciste était chose admise par tout le monde à l’époque, admise avant le suicide d’Hitler et la fin de la guerre. En fait, chose admise avant même le débarquement de Normandie par le président des États-Unis. Franklyn D. Roosevelt, qui remet un diplôme à la ville de Stalingrad le 17 mai 1944, soit 20 jours avant le débarquement de Normandie, déclarait :
« Au nom du peuple des États-Unis d’Amérique, j’offre ce document à la ville de Stalingrad en témoignage d’admiration pour ses vaillants défenseurs dont le courage, la force d’âme et le dévouement, manifestés pendant les journées du siège du 13 septembre 1942 jusqu’au 31 janvier 1943, inspireront éternellement les coeurs de tous les hommes libres. Leur glorieuse victoire a endigué le flot de l’invasion et marqué le tournant décisif de la guerre des Nations alliées contre les forces de l’agression. »[11]
Le « tournant décisif de la guerre » en janvier 1943 fut suivi sept mois après par la victoire à Koursk en août 1943, qui passe également à l’Histoire. Dans son rapport présenté publiquement à Moscou le 6 novembre 1943 à l’occasion du 26e anniversaire de la victoire de la Grande Révolution socialiste d’octobre, Staline déclare : « Si la bataille de Stalingrad annonçait le déclin de l’armée fasciste allemande, la bataille de Koursk l’a placée devant une catastrophe ».
« La cause du fascisme allemand est perdue, et le sanglant ‘ordre nouveau’ créé par lui marche à sa faillite. […] Le temps où la clique hitlérienne annonçait à grand tapage la conquête de la domination mondiale par les Allemands est resté loin en arrière. Aujourd’hui, on le sait, les Allemands ne songent plus à la domination mondiale. Parbleu ! Il s’agit de sauver sa peau ! »[12]
Dans la Pravda du 1er mai, publiée 36 jours avant le débarquement de Normandie, Staline écrit : « Le bloc des États fascistes craque et se désagrège sous les coups de l’Armée rouge. […] Aujourd’hui ces agents hitlériens […] ne peuvent pas ne pas se rendre compte que l’Allemagne a perdu la guerre. »[13]
Staline souligne :
« Grâce à son offensive victorieuse, l’Armée rouge a atteint nos frontières d’État sur une longueur de plus de 400 kilomètres ; elle a libéré du joug fasciste allemand plus des trois quarts de la terre soviétique occupée. Il s’agit maintenant de nettoyer des envahisseurs fascistes toute notre terre et de rétablir les frontières d’État de l’Union soviétique sur toute la ligne, de la mer Noire à la mer de Barents. »[14]
Même s’il reste le quart du pays à libérer 36 jours avant le débarquement en Normandie, Staline note que déjà « l’Armée rouge a débouché sur nos frontières d’État avec la Roumanie et la Tchécoslovaquie ; elle continue aujourd’hui à battre les troupes ennemies en territoire roumain ». Car « on ne saurait borner notre tâche à l’expulsion des troupes ennemies hors des frontières de notre Patrie. […] Pour sauver du danger de l’asservissement notre pays et les pays alliés, il faut traquer le fauve allemand blessé, et l’achever dans sa propre tanière. »[15]
Bref, la patrie soviétique envahie se libère par elle-même et commence à libérer les autres. Initiée à Stalingrad, la marche vers la défaite des nazis se poursuit désormais au-delà des frontières nationales jusqu’à Berlin. C’est au mépris des forces antifascistes de Grande-Bretagne, des États-Unis, du Canada et de l’Europe, qui ont combattu héroïquement pour faire leur part dans la guerre, que les impérialistes anglo-américains prétendent avoir défait Hitler avec l’invasion de la Normandie. C’est fait pour faire croire que les guerres d’agression et d’occupation d’aujourd’hui sont pour la démocratie, la paix et la liberté et c’est un affront encore pire à la contribution antifasciste des soldats qui ont combattu sur le Second Front.
Notes
1. La Presse, 6 juin 2014
2. La Presse, op. cit.
3. Le Monde Hors-série : 1944/Débarquements, résistances, libérations ; mai-juillet 2014 ; La bataille de Normandie en neuf points, p.20-23
4. Ibid
5. Antony Beevor, The Second World War, Little, Brown and Company, New York, 2012
6. Le Point ; Beevor : « Ce n’était pas gagné d’avance » ; 5 juin 2014, pp 58-62
7. Le Monde, 6 juin 2014
8. Barack Obama, discours commémorant le 70e anniversaire du débarquement de Normandie, 6 juin 2014
9. Discours de Barack Obama au cimetière américain de Normandie, 6 juin 2009
10. La Presse, op. cit.
11. Staline, Oeuvres, Tome XVI, Nouveau Bureau d’édition, 1975. note 148
12. Ibid, p. 56
13. Ibid, p. 66
14. Ibid, p. 41
15. Ibid, p. 66
(Abrégé pour publication dans LML à l’occasion du 74e anniversaire du Jour J)
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