La Journée de la terre palestinienne, 30 mars 1976
Un tournant dans les processus de défense des territoires palestiniens en Israël
Les Palestiniens marquent la Journée de la terre 2018 par la Grande Marche du retour, qui a donné lieu à des manifestations hebdomadaires à la frontière de la bande de Gaza depuis cette date jusqu’à la Journée de la terre 2019.
Chaque année, le 30 mars, les Palestiniens et les peuples du monde entier soulignent la Journée de la terre. Il y a 48 ans, au début de mars 1976, le Comité pour la défense des terres arabes a appelé les Palestiniens à protester contre les mesures massives d’expropriation prises par Israël. Une grève générale et des manifestations ont eu lieu dans les villes et villages palestiniens malgré la contre-offensive d’Israël. Il y a aussi eu des grèves et des manifestations dans la bande de Gaza, en Cisjordanie et dans les camps de réfugiés du Liban.
Six Palestiniens ont été tués par la police et l’armée israéliennes. Plus de 100 personnes ont été blessées et des centaines arrêtées.
Pour souligner l’occasion, nous publions un compte-rendu des événements de 1976, dont on peut saisir toute la signification aujourd’hui. Ce compte-rendu de Nabih Bashir provient de l’Encyclopédie interactive de la question palestinienne www.palquest.org.
Un tournant dans les processus de
défense des territoires palestiniens en Israël
– Nabih Bashir –
L’année 1975 a été marquée par l’escalade des campagnes israéliennes visant à s’emparer des terres des Palestiniens et à les confiner dans des îles isolées les unes des autres. D’un autre côté, cette année a également été caractérisée par le fait que les Palestiniens et leurs dirigeants ont ressenti le danger des projets israéliens. Leur mouvement a connu une escalade progressive dans la mobilisation, l’organisation et l’unification des forces, qui a finalement conduit à l’annonce du 30 mars 1976, journée de protestation générale pour la défense de leurs terres menacées de confiscation et de colonisation.
Le succès retentissant des Palestiniens lors de la Journée de la terre et les sacrifices consentis à cette occasion ont constitué une étape importante dans l’histoire de la lutte arabe en Israël depuis 1948 et un point de rencontre avec les communautés palestiniennes de Cisjordanie, de la bande de Gaza et de la diaspora.
Le mouvement a débuté le 21 mai 1975, lorsque certains militants politiques et intellectuels arabes ont pris l’initiative de tenir une réunion consultative à Haïfa (parmi eux se trouvaient l’avocat Hanna Naqara, l’avocat Muhammad Meyari, Cheikh Farhoud Farhoud, Muhammad Kiwan, Mahmoud Saeed Naamna, Musaad Kassis et Saliba Khamis). Ils ont ensuite invité un grand nombre de chefs d’autorités locales arabes, de militants politiques, d’intellectuels, d’avocats, de médecins et de journalistes à se réunir le 29 juillet de la même année, pour préparer une réunion élargie visant à formuler une réponse populaire aux projets de colonisation à mettre en oeuvre. Lors de cette réunion, il a été décidé de créer un « Comité d’initiative de défense de la terre ».
Après sa création, le « Comité d’initiative de défense de la terre » a convoqué une autre réunion consultative le 14 août à Nazareth, présidée par l’activiste politique et ancien membre du Mouvement Terrestre, Anis Kardouch, et de là est née la formation du « Comité national de défense de la terre », avec la participation de 121 membres de tous les mouvements et cadres politiques et intellectuels de différentes régions (Galilée et…Triangle et Néguev ), et de nombreux chefs de collectivités locales arabes, ainsi qu’un secrétariat général. Il a également été décidé de créer des comités locaux dans les villages pour défendre les terres, d’organiser des réunions, des festivals et diverses activités afin de sensibiliser la population arabe à la menace qui se cache derrière la politique de confiscation et de modifier la loi sur l’impôt foncier en juillet 1972 (qui visait à forcer les propriétaires arabes à vendre leurs terres en raison… d’une augmentation substantielle du taux d’imposition) et à établir des colonies à proximité des villes arabes. Les participants ont également pris la décision de tenir une conférence générale pour défendre les terres de la ville de Nazareth le 18 octobre 1975.
La Conférence générale était considérée comme la plus grande conférence populaire organisée par la population arabe en Israël depuis 1948. Elle a rassemblé des centaines de délégations et des milliers de personnes venues de toutes les communautés arabes d’Israël. La conférence a publié une déclaration lue par Hanna Naqara, dans laquelle il passe en revue les projets de colonies israéliens ainsi que les moyens et arguments auxquels recourent les autorités pour s’emparer des terres arabes.
La conférence a également adopté un certain nombre de décisions, notamment exiger la fin de la politique de confiscation des terres arabes, considérée comme « une menace pour l’existence nationale et quotidienne des [masses arabes] », et former un comité de suivi pour mettre en oeuvre les décisions de la conférence. Plus important encore, les conférences ont discuté de la possibilité de déclarer une grève générale partout et de la présence de la population arabe dans le pays si le gouvernement ne recule pas sur les projets de confiscation, sans indiquer de jour précis pour cette grève.
À la fin de l’année, les autorités israéliennes ont confisqué environ 3 000 dounams de terres appartenant aux habitants du village de Kafr Qassem, victime d’un terrible massacre il y a près de 20 ans. La décision de confiscation fut suivie d’une autre décision début février 1976, selon laquelle la police refusait d’accorder des permis permettant aux agriculteurs des villages d’Arraba, Sakhnin et Deir Hanna d’accéder à leurs terres situées dans la zone d’Al-Mal (qui est considérée comme une petite partie de la « Zone numéro 9 » et qui était utilisée pour l’entraînement militaire), et les a informés que quiconque pénètre sur ces terres commet une infraction pénale.
En réponse à cette mesure, le 14 février, le village de Sakhnin a assisté à la convocation d’une vaste conférence populaire à laquelle plus de 5 000 personnes se sont rassemblées, qui a publié une déclaration exigeant l’abolition du caractère militaire des territoires fermés et a appelé, entre autres choses, pour la déclaration d’une grève générale et globale. Afin de préparer la population arabe à la grève, les efforts des comités locaux de défense des terres et des branches locales du Parti communiste se sont intensifiés, distribuant des tracts, organisant des manifestations et des marches et tenant des réunions dans de nombreux villages et villes arabes, notamment dans les villages de Sakhnin, Arraba et Deir Hanna.
Dans cette atmosphère tendue résultant de la demande arabe que les autorités israéliennes se retirent des procédures de confiscation des terres et de la volonté croissante de confronter ces autorités, le gouvernement israélien dirigé par Yitzhak Rabin a pris, le 29 février, une nouvelle décision de confisquer 20 000 dunams de terres de Galilée, dans le cadre du plan de « développement de la Galilée ». Le « Comité national de défense de la terre » n’a eu d’autre choix que de répondre en convoquant une réunion élargie à Nazareth le 6 mars 1976, à laquelle participaient 70 délégués de divers villages arabes (chefs des autorités locales et comités locaux de défense), et à cette réunion la décision fut prise d’inviter les masses, la Ligue Arabe, ses institutions populaires et divers groupes du pays « à déclarer une grève générale le 30 mars 1976 et à faire de cette journée la Journée de la terre en Israël, au cours de laquelle les masses arabes élèvent leurs voix pour exiger la fin de la politique officielle qui commence à menacer l’avenir des masses arabes dans ce pays ».
Le 19 mars 1976, le Comité directeur du Parti travailliste d’Israël, avec la participation du premier ministre Yitzhak Rabin et de Youssef Al-Moghi, président de l’Agence juive), et Golda Meir (secrétaire du Parti travailliste), a adopté une résolution appelant au renforcement de la présence des forces de police à Nazareth et dans les villages arabes, et à prendre « les mesures les plus fortes » contre les grèves et les manifestations attendues. Il semblerait que le ministre de la Police, Shlomo Hillel, présent à cette réunion, ait demandé des renforts à l’armée pour être sous le commandement de la police et des gardes-frontières pour faire face à la grève générale. Tous les journaux israéliens, l’Union générale du travail (Histadrut), le ministère de l’Éducation et de la Culture, le ministère de l’Intérieur, le gouverneur du district nord (Yisrael Kneg) et le ministre de la Santé (Victor Shemtov) ont déployé des efforts inlassables pour faire avorter la grève, en recourant à la contre-propagande et à des moyens d’incitation et d’intimidation.
Le 25 mars, après des pressions et des menaces de la part du gouverneur du district Nord et de policiers, certains chefs d’autorités locales arabes se sont réunis dans la municipalité de Shafa Amr, dans le but d’annuler la grève. Après de vives altercations verbales dans la salle de réunion, d’autres chefs d’autorités locales membres du Comité qatari de défense de la terre ont confirmé que la réunion n’avait pas le pouvoir d’annuler une décision initiée et prise par le comité. Le soir du même jour, le secrétariat du comité annonçait que « la grève des masses arabes en Israël, le 30 mars 1976, pour protester contre la confiscation des terres arabes en Galilée et dans d’autres régions du pays, aura lieu le 30 mars 1976 », sa date prévue.
Les premières étincelles de confrontation ont éclaté entre les citoyens et les forces de sécurité israéliennes dans les villages de Deir Hanna et Arraba le 29 mars, veille de la Journée de la terre. Cet après-midi-là, les habitants de ces deux villages ont participé à deux manifestations, au cours desquelles ils ont brûlé des pneus et fermé de nombreuses rues de Deir Hanna. Les manifestants d’Arraba ont exigé la libération du membre du conseil local d’Arraba, Fadl Naamna, qui avait été arrêté la veille (il a été relâché vers dix heures du soir le 29 mars). L’armée et les forces de police sont intervenues dans la soirée et ont tiré à balles réelles sur les manifestants, blessant un grand nombre d’entre eux. D’autre part, les masses arabes ont fermé la route principale de Sakhnin, pour empêcher l’entrée des véhicules militaires dans celle-ci et dans les villages d’Arraba et Deir Hanna. Les véhicules ont été lapidés et des cocktails Molotov ont été lancés sur eux dans la rue principale de Sakhnin.
À l’aube du jour de la grève, la police, les forces armées et les gardes-frontières ont attaqué des villages et des villes arabes (notamment Sakhnin, Arraba, Deir Hanna, Nazareth, Tamra, Taibe, Baqa al-Gharbiya, Tira et Nahf), en utilisant des véhicules militaires, des véhicules à chenilles et des chars. Ils ont également attaqué d’autres villages et villes (notamment Mghar, Daliyat al-Karmel et Kafr Qasim, Kafr Qara, Qalansuwa, Jaljulia et les villes de Haïfa et Acre) pour arrêter des personnalités politiques actives, ou pour disperser des manifestations.
Malgré toutes ces mesures répressives, la grève a été globale dans la majorité des villages et villes arabes. Les affrontements les plus violents ont eu lieu dans les villages de Sakhnin, Arraba et Deir Hanna, où le bilan des affrontements de la « Journée de la terre » a atteint quatre martyrs (Raja Abu Rayya, Khader Khalayla, Khadija Shawahna de Sakhnin et Khair Yassin de Arraba), ainsi que la chute des deux martyrs : Mohsen Taha de Kafr Kanna et Raafat Zuhairi du camp de réfugiés de Nour al-Shams, tué lors des affrontements à Taybeh. Près de 50 Palestiniens ont été blessés lors des affrontements et la police a arrêté environ 300 manifestants.
Les événements de la Journée de la terre, à certains égards, ont impliqué une sorte de désobéissance civile et de violents affrontements, qui semblaient opposer une force militaire et des rebelles. Outre les affrontements entre les manifestants, surtout des femmes, et les forces armées, quatre policiers et six militaires ont été arrêtés dans l’une des maisons du village de Sakhnin, et certains habitants de Sakhnin ont tenté de les atteindre, au milieu d’un mouvement de violence. La maison a été assiégée par des milliers d’autres et seule l’intervention de certaines personnes et du propriétaire les a empêchés de le faire. La maison a ouvert des canaux de négociation avec les chefs de la force militaire pour les faire sortir du village en toute sécurité. Un véhicule blindé militaire contenant un certain nombre de militaires a également été arrêté dans l’un des quartiers du village d’Arraba, et un canal de négociation a été ouvert entre les villageois et le commandant militaire de la Brigade du Nord, Rafael Eitan de l’époque, devenu chef d’état-major de l’armée israélienne lors de l’invasion du Liban en 1982. Eitan a menacé de prendre d’assaut le village et de le démolir complètement si les soldats n’étaient pas libérés et si la voie de sortie du véhicule blindé de transport de troupes n’était pas ouverte. Plusieurs militaires ont également été encerclés dans une des ruelles du village de Deir Hanna.
Il convient de noter que le ministère israélien de la Défense a considéré les affrontements de ce jour comme une « activité de guerre », comme il l’a déclaré dans sa réponse aux demandes d’indemnisation de certains des blessés.
Dans le contexte de la solidarité avec les masses arabes dans les territoires de 1948 et de leur contribution au succès de la grève de la « Journée de la terre », les représentants des organisations et institutions de masse palestiniennes se sont réunis le 17 mars à Beyrouth, au cours de laquelle ils ont décidé d’adopter un certain nombre de mesures visant à élargir la portée de la participation à cette journée aux niveaux arabe et international. Le Comité exécutif de l’Organisation de libération de la Palestine s’est également mobilisé pour faire de la « Journée de la terre » un succès et en faire une « Journée de tous les territoires palestiniens occupés ». Le 30 mars, coïncidant avec le mouvement populaire arabe en Israël, la Cisjordanie, la bande de Gaza et les camps de réfugiés au Liban ont été témoins de grèves de solidarité.
La Journée de la terre a marqué un tournant dans les tendances et les outils de lutte des Palestiniens en Israël. Après cette occasion, ils ont progressivement cristallisé leur identité en tant que groupe national unique en Israël, au-delà de leurs luttes locales. En même temps, ils ont créé la seule occasion autour de laquelle les Palestiniens du monde entier pouvaient se rassembler, en plus de l’anniversaire de la Nakba. Depuis 1976 jusqu’à aujourd’hui, les Palestiniens d’Israël, de Cisjordanie, de la bande de Gaza et de la diaspora ont commémoré la Journée de la terre, en guise d’affirmation de leur adhésion à leur terre et à leur patrie, et de leur non- capitulation face à la réalité de la politique israélienne continue de s’emparer de leurs terres.
Quatre affiches de la première Journée de la terre en 1976. Celle en haut à gauche est considérée comme la première à avoir été produite.
Vancouver organise sa première manifestation à l’occasion de la Journée de la terre, le 30 mars 1976.
Lectures sélectionnées
Béchir, Nabih. « Jour de la Terre : entre le national et le civil ». 2e éd., Haïfa : Mada al-Carmel, Centre arabe d’études sociales appliquées, 2016
Jarbouni, Ahmed Saleh. « Une lutte pour la terre. » Araba : [DN], 1999.
Soliman Mohammed. « Notre Terre : à l’occasion du premier anniversaire du Jour de la Terre en Galilée. » Beyrouth : M. T. F, Publications Palestine Al-Thawra, 1977.
Samara, Samih. « Les conditions des Arabes dans les territoires occupés avant 1967. » Dans : Kamil Mansour. « Annuaire de la question palestinienne pour 1976. » Beyrouth : Institut d’études palestiniennes, 1979.
Comité national de défense de la terre. « Le Livre noir du Jour de la Terre — 30 mars 1976. » Haïfa : Comité national de défense de la terre, 1976.
Le comité de lutte pour annuler la décision d’interdire la conférence et pour défendre la démocratie. « Le Livre Noir (2) : La Conférence Interdite. » Haïfa : Comité pour la lutte pour l’abolition de l’interdiction des conférences et pour la défense de la démocratie, 1981.
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