50e anniversaire du coup d’État au Chili
Les secrets que le gouvernement américain continue de cacher
Voici des extraits d’un article publié le 31 août dans The Nation, par Peter Kornbluh.
Cinquante ans après le coup militaire qui a renversé Salvador Allende et établi la dictature de Pinochet, des documents top-secrets sur le rôle des États-Unis attendent toujours d’être déclassifiés.
Le 25 août, la Central Intelligence Agency (CIA) a discrètement publié sur son site web deux documents sur le coup militaire au Chili qui étaient restés secrets pour près d’un demi-siècle : le President’s Daily Brief (PDB) [un rapport quotidien transmis au président] du matin du 11 septembre 1973 — le jour du coup d’état — et un du 8 septembre 1973, au moment où l’armée chilienne finalisait son plan de renverser le gouvernement démocratiquement élu du socialiste Salvador Allende. Le département d’État a fini par publier un communiqué de presse où on peut lire : « Nous sommes toujours engagés à travailler ensemble avec nos partenaires chiliens pour tenter d’identifier toutes sources additionnelles d’information permettant de faire connaître davantage les événements percutants que nous avons partagés par le biais de notre histoire commune. »
Un câblogramme de préavis de renseignement – qui aurait été distribué d’urgence aux plus hautes instances de la Maison-Blanche le 10 septembre – faisait part concrètement de la date, de l’heure et de l’endroit du coup. Une autre note de service top-secrète de la CIA, envoyée à la Maison-Blanche le matin du 11 septembre, contenait une requête du « principal officier impliqué dans le coup militaire visant à renverser le président Allende » demandant « si le gouvernement américain viendrait au secours de l’armée chilienne si la situation se compliquait ». Comment le président des États-Unis a répondu à cette requête est l’un des détails de l’histoire du coup qui demeurent inconnu.
Ces documents significatifs de la CIA sont parmi les milliers de dossiers secrets sur le Chili qui ont déjà été déclassifiés. En effet, le Chili est un des exemples le plus documenté d’ingérence clandestine des États-Unis en vue d’un changement de régime. Après l’arrestation de Pinochet à Londres en 1998 pour violations des droits humains, des centaines de documents opérationnels de la CIA ont finalement été divulgués en vertu d’un projet spécial de « déclassification chilienne » demandé par le président Bill Clinton – comprenant près de 24 000 autres dossiers de la Maison-Blanche, du Conseil national de sécurité, du FBI et du département d’État sur le rôle des États-Unis au Chili entre 1970 et 1990. En 2016, le président Obama a commandé la divulgation spéciale de documents top-secrets afférents au rôle du général Pinochet en tant que principal organisateur de l’acte de terrorisme tuant l’ancien ambassadeur du Chili Orlando Letelier et son jeune collègue Ronni Karpen Moffitt à Washington en septembre 1976. […]
Et pourtant, un demi-siècle plus tard, il y a toujours des documents classifiés que le gouvernement américain continue de cacher et qui divulgueraient des détails importants sur ce qu’il a fait au Chili et ce qu’il savait à son sujet.
Ces secrets comprennent entre autres comment la CIA a approché les services de renseignement australien, l’ASIS, à la fin des années 1970, demandant leur appui clandestin à Santiago pour l’aider à gérer ses agents chiliens. La CIA et l’ASIS continuent de cacher des documents opérationnels qui comprennent plusieurs rapports des services de renseignement soumis par des agents clandestins australiens à leurs homologues de la CIA concernant des réunions avec des agents de renseignement au sein des forces armées, du quotidien El Mercurio – un bénéficiaire du financement de la CIA – et le Parti démocrate-chrétien, entre autres éminentes organisations au Chili ayant des liens avec la CIA.
En outre, le gouvernement américain continue de retenir des documents sur le rôle clé du Brésil dans la déstabilisation du gouvernement Allende et l’aide qu’il a apporté au régime de Pinochet – le sujet d’un nouveau livre, El Brasil de Pinochet, du journaliste brésilien Roberto Simon.
Après l’assermentation de Salvador Allende, le président Richard Nixon a spécifiquement adopté une approche discrète face au régime militaire brésilien et son appui aux efforts pour déstabiliser le gouvernement de l’Unité populaire. Aucun document américain n’a été divulgué concernant ces communications, mais une note de service intéressante de décembre 1971 du bureau ovale au sujet d’une réunion entre Richard Nixon et le général brésilien Emilio Garrastazu Medici laisse entendre qu’il y avait eu un certain niveau de collaboration. […]
Le Brésil a été le tout premier pays à reconnaître officiellement la junte militaire — une orchestration diplomatique coordonnée avec l’administration Nixon, qui voulait éviter d’embrasser immédiatement le nouveau régime qu’elle avait secrètement aidé à prendre le pouvoir. Mais Washington n’a pas tardé à ouvrir le robinet de l’aide économique, militaire et politique, dont une partie était secrète, pour aider Augusto Pinochet à consolider son pouvoir violent. La CIA, par exemple, a financé secrètement une délégation spéciale de démocrates-chrétiens chargée de parcourir l’Europe pour justifier publiquement le coup d’État auprès de la communauté internationale. Les documents des États-Unis relatifs à cette petite mais importante opération de propagande post-coup d’État restent hautement confidentiels.
De même, une multitude de dossiers secrets sur l’aide secrète apportée par la CIA au développement de l’agence de renseignement chilienne DINA pour en faire l’appareil répressif qu’elle est devenue n’ont jamais été divulgués. En février 1974, Richard Nixon et Henry Kissinger ont envoyé un émissaire spécial, le directeur adjoint de la CIA Vernon Walters, pour rencontrer secrètement Augusto Pinochet à Santiago et lui faire part de « notre amitié et de notre soutien » ainsi que de « notre souhait d’être utile d’une manière discrète ». Selon un rapport de leur conversation adressé à Kissinger, Pinochet a directement demandé à Vernon Walters et à la CIA d’aider la DINA pendant sa « période de formation » et a désigné le colonel Manuel Contreras comme « son homme clé ». « Je lui ai dit que nous serions heureux que Contreras ou n’importe qui d’autre vienne nous voir », a déclaré Vernon Walters à Henry Kissinger, « pour voir ce que nous pourrions faire pour les aider ».
Pourtant, les dossiers de la CIA sur la première visite de Manuel Contreras au siège de Langley en 1974 et sur ce que la CIA a accepté de faire pour aider à la formation de l’organisation et aux opérations de la DINA restent enfermés dans les coffres de l’agence. La CIA n’a jamais non plus déclassifié une seule page du dossier personnel qu’elle a ouvert sur Contreras à la mi-1975, lorsque de hauts responsables de la CIA ont décidé de mettre le chef de la DINA sur la liste des employés clandestins en tant qu’informateur/collaborateur. Les informations et la collaboration que Contreras a fournies à la CIA restent top secrètes. Il en va de même pour les mémorandums relatifs aux objections au sein de l’agence à ce qu’on intègre le tortionnaire le plus célèbre d’Amérique latine dans le personnel secret des États-Unis. […]
Contreras et la DINA ont été à l’origine de la création de l’opération Condor, une initiative transnationale des régimes militaires du Chili, de l’Argentine, de l’Uruguay et du Brésil, entre autres, visant à coordonner les efforts de traque et d’élimination de l’opposition civile et militante. En raison de l’implication de services de renseignement étrangers, la CIA n’a pas divulgué certains documents historiques essentiels, notamment ceux concernant la manière dont elle a appris l’existence de Condor et les mesures qu’elle a prises en réponse aux missions d’escadrons de la mort entreprises par les agences de police secrète de Condor. Les mesures prises par la CIA à la suite de l’opération terroriste la plus tristement célèbre de Condor — l’attentat à la voiture piégée du 21 septembre 1976 à Washington, qui a coûté la vie à Orlando Letelier et Ronni Moffitt — restent également entourées de secret.
Enfin, il y a la question de la corruption d’Augusto Pinochet. En 2005, une enquête spéciale du Sénat sur le blanchiment d’argent et la corruption à l’étranger a permis d’identifier des documents financiers révélant l’existence de plus de 100 comptes bancaires offshore, créés avec de faux passeports de Pinochet sous des noms tels que Augusto Ugarte et Jose Ramon Ugarte, entre autres identités fabriquées, pour dissimuler plus de 28 millions de dollars de fonds mal acquis. Les preuves des gains illicites sont déjà accablantes. Mais le département du Commerce des États-Unis continue de dissimuler d’autres documents bancaires qui pourraient rappeler aux Chiliens, et au monde entier, la corruption qui a accompagné la dictature répressive de Pinochet.
La déclassification des dossiers américains « favorise la recherche de la vérité et renforce l’engagement de nos nations en faveur des valeurs démocratiques », a déclaré Gloria de la Fuente, fonctionnaire du ministère chilien des Affaires étrangères, qui a remercié l’administration Biden pour ses efforts pour répondre à la demande de documents du Chili. En effet, à l’heure où des Chiliens éminents et puissants continuent d’affirmer qu’Augusto Pinochet était un « homme d’État » et de nier les réalités de son régime barbare, ces documents ont un rôle immédiat à jouer dans le débat actuel sur l’héritage du coup d’État et sa signification pour la société moderne chilienne — dans le présent et l’avenir. Alors que le Chili évalue son passé à l’occasion de ce puissant 50e anniversaire, ses citoyens ont le droit d’obtenir un compte-rendu complet — et la responsabilité que peut apporter l’exposition de cette sombre histoire. Les États-Unis doivent s’engager à divulguer leurs archives restantes. Les Brésiliens, les Australiens et les autres pays qui ont joué un rôle dans le passé violent du Chili doivent le faire aussi.
(Traduit de l’anglais par LML)
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