Hommage à José Marti à l’occasion du son 170e anniversaire de naissance
Notre Amérique
Publié dans El Partido Liberal (Mexico), 20 janvier 1891
Le villageois vaniteux croit que le monde entier se réduit à son village, et pourvu qu’il en soit le maire, ou qu’il mortifie le rival qui lui a pris sa fiancée, ou encore que ses économies grossissent dans sa tirelire, le voilà qui tient pour parfait l’ordre de l’univers, sans rien savoir des géants aux bottes de sept lieues qui peuvent l’écraser sous leur botte, ni du combat des comètes dans le ciel qui traversent les airs, endormies, engloutissant des mondes. Tout ce qui en Amérique tient encore du village doit se réveiller. Notre temps n’est pas de ceux où l’on peut se coucher la tête dans un foulard, mais où les armes doivent tenir lieu d’oreiller, comme au temps des guerriers de Juan de Castellanos[1] : les armes de l’intelligence, qui triomphent des autres. Des tranchées d’idées ont plus de valeur que des tranchées de pierre.
Aucune proue n’est capable de fendre une nuée d’idées. Une idée énergique, déployée au bon moment à la face du monde, stoppe, comme la bannière mystique du jugement dernier, une escadre de cuirassés. Les peuples qui ne se connaissent pas doivent se hâter de faire connaissance, comme des futurs compagnons de combat. Ceux qui se montrent les poings, comme des frères jaloux qui convoitent tous deux la même terre, lorsque l’un d’eux, pourvu d’une modeste demeure, envie celui qui en a une plus grande, doivent joindre, pour n’en faire qu’une, leurs deux mains. Ceux qui, prenant appui sur une tradition criminelle, ont mis en pièces, d’un sabre coloré par le sang de leurs propres veines, la terre du frère vaincu, le frère châtié bien au-delà de ses fautes, s’ils ne veulent pas que le peuple les qualifie de voleurs, doivent restituer ses terres à leur frère. L’homme d’honneur ne fait point payer en argent, à tant le soufflet, les dettes d’honneur. Nous ne pouvons plus désormais être ce peuple de feuilles, qui vit dans les nuages, la cime chargée de fleurs, craquant ou bruissant selon qu’il est caressé par les fantaisies de la lumière, ou qu’il est fouetté et saccagé par les tempêtes ; les arbres doivent former les rangs, pour barrer la route au géant des sept lieues ! C’est l’heure de l’appel, et de la marche à l’unisson, et il nous faut avancer en formation serrée, comme les filons d’argent au coeur des Andes.
Le courage ne manquera qu’aux avortons. Ceux qui n’ont pas foi en leur terre sont des avortons. Parce que le courage leur fait défaut, ils le refusent aux autres. Parce qu’ils ne peuvent atteindre l’arbre malaisé de leur bras débile, de leur bras qui arbore bracelets et ongles vernis, de leur bras de Madrid ou de Paris, ils disent qu’atteindre l’arbre est impossible. Il faut charger les bateaux de ces insectes nuisibles qui rongent le coeur de la partie qui les nourrit. S’ils sont Parisiens ou Madrilènes, qu’ils aillent sur le Prado, jouer les poseurs, qu’ils aillent au Tortoni manger des sorbets. Ah ! ces fils de menuisiers, qui ont honte de ce que leur père soit menuisier ! Ces hommes, nés en Amérique, qui ont honte, parce qu’elle porte le tablier indien, de la mère qui les a élevés, qui renient, les vauriens, leur mère malade, et l’abandonnent, seule, sur son lit de douleur ! Eh bien, qui donc se conduit en homme ? Celui qui reste avec sa mère, la soignant lorsqu’elle est malade, ou bien celui qui la fait travailler loin des regards, et vit, ainsi entretenu, dans des pays de corruption, parmi la vermine en cravate, disant du mal du sein qui l’a porté, et promenant l’étiquette de traître sur le dos de sa casaque de papier ? Ah ! ces fils de notre Amérique, — laquelle ne se sauvera qu’avec ses Indiens et dont la marche va de bas en haut ; — Ah ! ces déserteurs qui demandent un fusil dans les armées de l’Amérique du Nord, — laquelle noie dans le sang ses propres Indiens, et dont la marche va de haut en bas ! Ah ! ces délicats, qui sont hommes et ne veulent pas faire leur travail d’hommes ! Et ce Washington qui leur créa cette nation est-il donc parti vivre avec les Anglais au temps où il les voyait marcher contre sa propre patrie ? Ces « incroyables » de l’honneur, qui le traînent sur le sol étranger, comme les incroyables de la Révolution française traînaient les r, en dansant et en faisant des mines !
Et pourtant, dans quelle patrie un homme peut-il éprouver plus d’orgueil que dans nos républiques douloureuses d’Amérique, élevées au milieu des masses muettes des Indiens, au bruit du combat entre le livre et le cierge, sur les bras ensanglantés d’une centaine d’apôtres ? Jamais, à partir d’éléments aussi disparates, en si peu de temps historique, ont été créées des nations aussi avancées et aussi compactes. L’orgueilleux se figure que la terre a été faite pour lui servir de piédestal, parce qu’il a la plume facile et le verbe coloré et, sans appel, il accuse d’incapacité la République où il est né, parce que ses forêts vierges ne lui fournissent pas les moyens continuels de parcourir le monde comme un notoire bon vivant, menant des chevaux persans et faisant ruisseler le champagne[2]. L’incapacité n’est pas le fait du pays qui vient au monde, qui réclame des formes adaptées et une grandeur utile, mais bien de ceux qui prétendent régir des peuples originaux, à la composition singulière et violente, au moyen de lois héritées de quatre siècles de libre gouvernement aux États-Unis, de dix-neuf siècles de monarchie en France. Ce n’est pas avec un décret de Hamilton que le paysan vénézuélien stoppe le coup de poitrail d’un poulain. Ce n’est pas avec une phrase de Siéyès que l’on redonnera vie au sang figé de la race indienne. C’est ce qui existe, là où l’on gouverne, qu’il faut prendre en considération, pour gouverner correctement ; et le bon gouvernant en Amérique n’est pas celui qui sait comment se gouvernent les Allemands ou les Français, mais celui qui sait de quels éléments est fait son pays et comment il peut les orienter tous à la fois, pour parvenir, grâce à des méthodes et des institutions nées du pays lui-même, à cet état souhaité de tous où chaque homme se connaît et agit en conséquence, et où tous jouissent de l’abondance que la Nature a disposée pour tous, dans le peuple qu’ils enrichissent de leur travail et qu’ils défendent de leur vie. Le gouvernement doit naître du pays. L’esprit du gouvernement doit être celui du pays. La forme du gouvernement doit s’ajuster à la constitution propre du pays. Le gouvernement n’est que l’équilibre des éléments naturels du pays[3].
C’est pourquoi le livre importé a été vaincu en Amérique par l’homme naturel. Les hommes naturels ont vaincu les lettrés artificiels. Le métis autochtone a vaincu le créole exotique. Il n’y a pas de lutte entre la civilisation et la barbarie, mais bien entre la vaine érudition et la nature[4].
L’homme naturel est bon, et il respecte et donne sa faveur à l’intelligence supérieure, tant que celle-ci ne met pas à profit sa soumission pour lui nuire, ou ne l’offense en l’ignorant, chose que ne pardonne pas l’homme naturel enclin à recouvrer par la force le respect de celui qui blesse sa susceptibilité ou lèse son intérêt. C’est pour s’être conformés aux éléments naturels, trop dédaignés, que les tyrans d’Amérique se sont hissés au pouvoir ; mais ils ont connu la chute dès qu’ils les ont trahis. Les républiques ont expié dans la tyrannie leur incapacité à connaître les éléments authentiques du pays, à en déduire la forme de gouvernement et à gouverner avec eux. Gouvernant, pour un peuple neuf, signifie créateur.
Chez des peuples composés d’éléments cultivés et incultes, ces derniers gouverneront, car ils sont rompus à faire face aux doutes et à les surmonter à la force du poignet, chaque fois que les premiers n’auront pas appris l’art de gouverner. La masse inculte est nonchalante, elle est timide en matière d’intelligence, et elle souhaite être bien gouvernée ; mais si le gouvernement lui est contraire, elle le jette à bas, et gouverne elle-même. Comment les gouvernants sortiront-ils des universités, s’il n’est pas en Amérique d’université où l’on enseigne les rudiments de l’art de gouverner, à savoir l’analyse des éléments propres aux peuples d’Amérique ? Les jeunes gens vont par le monde comme des devins, pourvus de lunettes yankees ou françaises, et ils aspirent à diriger un peuple qu’ils ne connaissent pas. On devrait refuser l’entrée dans la carrière politique à ceux qui méconnaissent les rudiments de la politique. Les prix des concours ne doivent pas revenir à la plus belle ode, mais à la meilleure étude des facteurs concrets du pays dans lequel on vit. Dans les journaux, les chaires universitaires, les académies, il faut poursuivre sans relâche l’étude des éléments de la réalité du pays. Ce qu’il faut, c’est les connaître, sans oeillères ni ambiguïtés ; car celui qui écarte, volontairement ou par omission, une partie de la vérité finit par être abattu par la vérité qu’il a méconnue et qui, grandissant dans l’oubli, vient détruire ce qui prétend s’ériger sans elle. Résoudre le problème après en avoir étudié les éléments est plus facile que le résoudre sans les connaître. L’homme naturel apparaît, indigné et fort, qui démantèle l’échafaudage de la justice livresque, du moment qu’elle n’est pas administrée en conformité avec les besoins manifestes du pays. Connaître, c’est résoudre. Connaître le pays, et le gouverner en fonction de la connaissance qu’on en a, est l’unique moyen de le préserver des tyrannies. L’université européenne doit céder le pas à l’université américaine. L’histoire de l’Amérique, des Incas jusqu’à nous, doit être enseignée sur le bout du doigt, quand bien même on n’enseignerait pas celle des archontes de la Grèce. Notre Grèce est bien préférable à la Grèce qui n’est pas la nôtre. Elle nous est bien plus nécessaire. Les politiciens nationaux doivent prendre la relève des politiciens exotiques. Que l’on greffe sur nos Républiques le monde entier ; mais que le tronc soit celui de nos républiques[5]. Et que se taise le pédant vaincu ; car il n’est pas de patrie où l’homme puisse éprouver plus d’orgueil que dans nos douloureuses républiques américaines.
Les pieds sur le rosaire, le visage blanc et le corps panaché d’indien et de créole, nous sommes apparus, intrépides au monde des nations. Brandissant l’étendard de la Vierge, nous nous sommes lancés à la conquête de la liberté. Un curé, une poignée de lieutenants et une femme élèvent, au Mexique, la République sur les épaules des Indiens[6]. Un chanoine espagnol, à l’ombre de sa cape, instruit dans la liberté à la française, un groupe de magnifiques bacheliers, qui désignent comme chef d’Amérique centrale, contre l’Espagne, le général envoyé par l’Espagne[7]. Vêtus des habits de la monarchie, et le Soleil au coeur, Vénézuéliens au Nord et Argentins au Sud se lancèrent et soulevèrent les populations. Quand les deux héros se heurtèrent, et que le continent faillit trembler, l’un d’eux — qui ne fut pas le moins grand — tourna bride[8]. Et comme l’héroïsme en temps de paix est plus rare, pour être moins glorieux que celui des temps de guerre ; comme il est plus facile à l’homme de mourir avec honneur que de penser de façon logique ; comme gouverner quand les sentiments sont exaltés et unanimes est plus aisé que diriger, quand la guerre est finie, les pensées diverses, orgueilleuses, exotiques ou ambitieuses ; comme les puissances, foulées aux pieds dans l’assaut épique, travaillaient à saper, avec la ruse féline de l’espèce et en utilisant le poids des réalités, l’édifice qui avait arboré, dans les contrées rudes et originales de notre Amérique métisse, sur ces peuples de va-nu-pieds à casque parisienne, l’étendard des peuples nourris de sève politique dans la pratique constante de la raison et de la liberté ; comme la constitution hiérarchique des colonies contrariait l’organisation démocratique de la République, comme les capitales à faux-col délaissaient dans les antichambres la campagne en botte de cheval, comme les rédempteurs « bibliogènes » la campagne pas que la révolution, qui avait triomphé grâce à l’âme du pays qu’avait libérée la voix du sauveur, devait être menée en s’appuyant sur cette âme du pays, et non pas contre elle ni sans elle, l’Amérique se mit à souffri, et souffre toujours, de la difficulté d’accommodation entre les éléments discordants et hostiles, hérités d’un colonisateur despotique et perfide, et les idées et structures importées qui n’ont fait que retarder, par leur ignorance de la réalité locale, le gouvernement conforme à la logique. Le continent, désarticulé trois siècles durant par une autorité qui refusait le droit de l’homme à l’exercice de sa raison, entra, en négligeant ou sans vouloir écouter les ignorants qui l’avaient aidé à se libérer, dans un mode de gouvernement dont le fondement aurait dû être la raison : la raison de tous appliquée aux choses de tous, et non pas la raison universitaire des uns imposée à la raison rustique des autres. Le problème de l’indépendance n’était pas le changement de formes, mais le changement d’esprit.
Avec les opprimés il y avait lieu de faire cause commune, pour affermir le système opposé aux intérêts et aux habitudes de domination des oppresseurs. Le tigre, effrayé par les coups de feu, revient pendant la nuit vers sa proie. Il meurt en jetant des flammes par les yeux et battant l’air de ses griffes. On ne l’entend pas approcher, car il progresse avec des griffes de velours. Lorsque la proie se réveille, le tigre est sur elle. La colonie a continué à vivre dans la République ; et notre Amérique se rachète progressivement de ses grandes erreurs — de la superbe de ses grandes capitales, du triomphe obscur de ses paysans dédaignés, de l’importation excessive des idées et des formules étrangères, du mépris inique et impolitique de la race aborigène —, par la vertu supérieure, fécondée par le sang nécessaire, de la République en lutte contre la colonie. Le tigre est à l’affût, derrière chaque tronc d’arbre, tapi à chaque coin de rue. Il mourra, les griffes battant les airs, jetant des flammes par les yeux.
Mais « ces pays se sauveront », ainsi que l’annonça Rivadavia, qui fut par trop délicat en des temps fort rudes ; à la machette ne convient guère un fourreau de soie, et dans le pays que l’on a conquis par la lance, il n’est pas possible de reléguer la lance, sous peine de la voir réapparaître, peu amène, à la porte du Congrès d’Iturbide[9] exigeant « qu’on fasse empereur l’homme blond ». Ces pays se sauveront parce que grâce au génie de la modération qui semble prévaloir, grâce à la sereine harmonie de la Nature, sur ce continent de la lumière, et grâce à l’influence de la lecture critique qui a succédé en Europe à la lecture de tâtonnement et de phalanstère dont s’est imprégnée la génération antérieure, l’Amérique voit apparaître, en cette époque de réalité, l’homme réel.
Nous étions un épouvantail, avec un torse d’athlète, des mains de petit-maître et un front d’enfant. Nous étions une mascarade, avec nos culottes d’Angleterre, notre gilet parisien, la jaquette d’Amérique du Nord et le bonnet espagnol. L’Indien muet, tournait autour de nous, puis partait dans la montagne, au sommet de la montagne baptiser ses enfants. Le Noir, traqué, chantait dans la nuit la musique de son coeur, solitaire et méconnu, entre les vagues et les bêtes sauvages. Le paysan, ce créateur, se retrouvait, aveuglé d’indignation, contre la ville méprisante, sa propre créature. Nous n’étions qu’épaulettes et toges dans des pays qui venait au monde la sandale au pied et la tête serrée d’un bandeau. Le génie eût consisté à marier, avec la charité du coeur et la témérité des fondateurs, le bandeau et la toge ; à redonner vie à l’Indien ; à donner peu à peu au Noir une place satisfaisante ; à adapter la liberté au corps de ceux qui s’étaient soulevés et avaient triomphé en son nom. Nous gardâmes l’auditeur, le général, l’homme de loi et le prébendier. La jeunesse angélique, comme hors des tentacules d’un poulpe, dressait vers le Ciel sa tête couronnée de nuées, et la voyait retomber chargée d’une gloire stérile. Le peuple naturel, avec l’énergie de l’instinct, mettait en pièces, aveuglé par le triomphe, les cannes à pommeau d’or. Le livre européen, pas plus que le livre yankee, ne fournissait la clef de l’énigme hispano-américaine. On fit épreuve de la haine et les pays, au fils des ans, se mettaient à déchoir. Fatigués de la haine inutile, de la résistance opposée par le livre face à la lance, par la raison face au cierge, et par la ville face à la campagne, de l’impossible domination des castes urbaines divisées sur la nation authentique, qu’elle tempête ou reste inerte, les peuples commencent comme inconsciemment à pratiquer l’amour. Ils se lèvent et se saluent. « Comment vivons-nous ? » se demandent-ils. Et peu à peu, ils se disent les uns aux autres comment ils vivent. Quand à Cojimar[10] surgit un problème, ils ne vont pas chercher la solution à Dantzig. Les redingotes sont encore françaises, mais la pensée commence à être américaine. Les jeunes d’Amérique retroussent leurs manches jusqu’aux coudes, plongent leurs mains en pleine pâte, et la font lever avec le levain de leur sueur. Ils comprennent que l’on imite beaucoup trop, et que le salut est dans la création. Créer, tel est le mot de passe de cette génération. Le vin, du bananier ; et s’il est amer, au moins c’est notre vin ! On comprend que les formes de gouvernement d’un pays doivent s’accorder avec ses éléments naturels ; que les idées absolues, pour ne pas être anéanties par un vice de forme, doivent s’exprimer sous des formes relatives ; que la liberté pour être viable doit être sincère et totale ; que si la République n’ouvre pas le bras à tout et n’avance pas avec tous, c’est la mort de la République. Le tigre de l’intérieur pénètre par la fissure, ainsi que le tigre du dehors. Le général, pendant la marche, règle la cavalerie sur l’allure de l’infanterie. Ou bien, s’il laisse en arrière les fantassins, la cavalerie est encerclée par l’ennemi. La stratégie, c’est la politique. Les peuples doivent vivre en se critiquant, car la critique est une garantie de santé ; mais, avec un seul coeur et un seul esprit. Qu’on se baisse jusqu’aux malheureux et qu’on les lève entre ses bras ! Il faut que jaillisse, bouillonnant et bondissant, le sang naturel du pays ! Debout, avec le regard joyeux des travailleurs, se saluent, d’un peuple à l’autre, les hommes nouveaux d’Amérique. Les hommes d’État naturels sortent de l’étude de la Nature. Ils lisent pour mettre en pratique, et non pas pour copier. Les économistes étudient la difficulté dans ses origines. Les orateurs commencent à être sobres. Les dramaturges portent à la scène les caractères locaux. Les académies débattent de sujets réalistes. La poésie coupe sa crinière à la Zorrilla et accroche à l’arbre glorieux le gilet écarlate. La prose, étincelante et passée au crible, se charge d’idées. Les gouverneurs, dans les républiques indiennes, apprennent les langues indiennes.
De tous les dangers, peu à peu se sauve l’Amérique. Sur quelques républiques, le poulpe est encore couché, endormi. D’autres, par la loi folle et sublime, les siècles perdus. D’autres, oubliant que Juarez allait dans une voiture tirée de mules, veulent un carrosse aérien et une bulle de savon comme cocher ; le luxe empoisonné, ennemi de la liberté, pourrit l’homme futile et ouvre la porte à l’étranger. D’autres purifient, dans l’esprit épique de l’indépendance menacée, leur caractère viril. D’autres encore nourrissent en leur sein, dans la guerre de rapine contre le voisin, la soldatesque qui peut les dévorer. Mais c’est un autre péril qui guette peut-être notre Amérique ; il ne vient pas d’elle-même, mais de la différence d’origines, de méthodes et d’intérêts qui existe entre les deux éléments du continent : l’heure est proche où va s’avancer vers elle, pour exiger des relations plus étroites, un peuple entreprenant et puissant qui la méconnaît et la méprise. Et comme les peuples virils qui se sont faits eux-mêmes, à coups de carabine et de lois, aiment, et aiment exclusivement, les peuples virils ; comme l’heure du débordement et de l’ambition (qu’évitera peut-être, grâce à l’empire de ce que son sang a de plus pur, l’Amérique du Nord, ou bien vers laquelle pourraient la précipiter ses masses vindicatives et sordides, sa tradition de conquête et l’intérêt de quelque chef habile) n’est pas encore si proche, même aux yeux du plus timoré, qu’elle ne laisse le temps d’éprouver, avec persévérance et discrétion, sa fierté, grâce à quoi il serait possible de faire face et de dévier le danger ; comme sa dignité de république impose à l’Amérique du Nord, sous les regards attentifs des peuples de l’Univers, un frein que ne doit point supprimer la puérile provocation ou l’ostentatoire arrogance, ou encore les discordes parricides de notre Amérique, le devoir urgent de celle-ci est de se montrer telle qu’elle est, une en esprit et en dessein, en prompte triomphatrice d’un passé suffocant, tachée du seul sang fécondant que la lutte contre les ruines fait couler de ses mains, et de celui qui jaillit des veines ouvertes par nos anciens maîtres. Le dédain du voisin formidable, qui ne la connaît pas, est le péril le plus grand pour notre Amérique ; et il est urgent, parce que le jour de la visite est proche, que le voisin la connaisse, qu’il la connaisse vite, afin qu’il ne la dédaigne plus. Par ignorance, il en viendrait peut-être à porter sur elle son avidité. Grâce au respect qu’il éprouverait après l’avoir connue, ses mains s’écarteraient d’elle. Il faut avoir confiance en ce que l’homme a de meilleur et se méfier de ce qu’il a de pire. Il faut fournir au meilleur l’occasion de se révéler et de prendre l’avantage sur le pire. Dans le cas contraire c’est la domination du pire. Les peuples doivent avoir un pilori à l’intention de ceux qui les poussent aux haines inutiles ; et un autre pour ceux qui ne leur disent pas à temps la vérité.
Il n’y a pas de haine de races parce qu’il n’y a pas de races. Les penseurs débiles, les penseurs en chambre ressassent et réchauffent des races de bibliothèque, que le voyageur honnête et l’observateur généreux cherchent en vain dans la justice de la Nature, où apparaît d’abord dans l’amour triomphant et les appétits turbulents, l’identité universelle de l’homme. L’âme émane, égale et éternelle, des corps différents en forme et en couleur. Il pèche contre l’Humanité celui qui fomente et propage l’opposition et la haine des races. Mais dans l’amalgame des peuples se manifestent, au voisinage d’autres peuples différents, des caractéristiques particulières et actives dans les idées et les habitudes, une propension à l’extension et à l’appropriation, à la vanité et à la cupidité qui, d’un état latent de préoccupations nationales pourraient bien, lors d’une période de désordres intérieurs ou d’accélération des tendances accumulées du pays, se transformer en une grave menace pour les pays voisins, isolés et faibles, que le pays puissant qualifie de décadents et inférieurs. Penser c’est servir. N’allons point non plus supposer, par antipathie de clocher, une malignité innée et fatale chez le peuple blond de ce continent, parce qu’il ne parle pas notre langue, qu’il ne conçoit pas sa maison comme nous concevons la nôtre, et qu’il ne nous ressemble pas dans ses vices politiques qui sont différents des nôtres, qu’il ne considère pas d’un bon oeil les hommes bruns et bilieux, et ne regarde point avec bonté, du haut de son piédestal encore mal assuré, ceux qui, moins favorisés par l’Histoire, gravissent par héroïques échelons le chemin des républiques ; il ne faut pas non plus escamoter les données concrètes du problème qu’il est possible de résoudre, en vue d’une paix séculaire, grâce à l’étude opportune et l’union tacite et urgente de l’âme continentale. Et déjà, en effet, retentit l’hymne de l’unanimité ; la génération actuelle porte sur ses épaules, sur le chemin ensemencé par ses sublimes aïeux, l’Amérique des travailleurs ; du Rio Bravo au détroit de Magellan, assis sur le dos du condor, le Grand Semi a répandu, par les nations romantiques du continent et par les îles douloureuses de l’océan, la semence de l’Amérique nouvelle[11].
Notes
1. Juan de Castellanos est l’auteur des Elegías de varones ilustres de Indias, publiés en 1589. Dans ce poème, qui est certainement l’un des plus longs qui aient jamais été écrits, il brosse un tableau très coloré et détaillé de la Conquête et de la colonisation de l’Amérique, notamment en Nouvelle-Grenade. Il semble bien avoir connu les débuts de l’histoire de l’île Fernandine, c’est-à-dire Cuba.
2. C’est un coup de cravache qui cingle ici le dos des intellectuels et artistes latino-américains qui préfèrent le confort des capitales européennes, au lieu de partager avec leurs compatriotes d’Amérique le rude travail de la reconstruire. Ce sont ceux aussi qui courbent le dos et baissent la tête devant le puissant voisin du Nord.
3. Passage capital où Martí réagit contre la tendance des nouvelles républiques américaines à copier ingénument les institutions européennes ou nord-américaines. Manuel Galich note que « nos constitutions de la première heure sont, presque toutes, et à une variante près, des copies de la constitution des États-Unis, et dans toutes, la base est la Déclaration française des Droits de l’Homme ». Il s’agissait ainsi pour Martí de combattre aussi le « colonialisme des institutions ». On trouvait ce thème chez Bolivar (Discours de Angostura, 1819) : « N’est-il pas dit dans l’Esprit des lois que celles-ci doivent être propres au peuple qui est en cours de formation ?…que les lois doivent se faire en fonction de la réalité physique du pays, du climat, de la qualité de sa terre, de sa situation, de son étendue, du genre de vie de sa population ? »
4. Allusion très claire au titre de l’ouvrage de Sarmiento, Facundo (1845). Roberto Fernández Retamar souligne l’impossibilité qu’il y a à être à la fois d’accord avec Facundo et avec Nuestra América . L’article de Martí est un dialogue implicite avec les thèses de Sarmiento. Sur la notion de « civilisation » chez Martí, on peut lire notamment : « Una distribución de diplomas en un colegio de Estados Unidos » (1883), O.C., t. 8, p. 442. Sur Sarmiento vu par Martí, voir la lettre à F. Valdés Domínguez du 7 avril 1887 (O.C., t.20, p.325). Mais il ne publia rien sur lui lorsqu’il mourut en 1888, sauf quelques mots dans une lettre à E. Estrázulas du 26 octobre 1888. En revanche, Sarmiento avait écrit la même année et publié à Buenos Aires une lettre élogieuse sur Martí. En reversant la célèbre dichotomie de Sarmiento, Martí prend la défense des Indiens, et cela fait penser au génocide ordonné par Rosas, que Sarmiento justifie théoriquement. Sur les thèses ethnocides de Sarmiento, lire : Conflicto y armonías de las razas en América, justification préalable de ce qu’on a appelé « l’héroïque conquête du désert ». Voir à ce sujet l’essai de Manuel Galich : Acotaciones a Nuestra América (in Casa, no. 68).
5. Il est intéressant de noter le point de vue similaire de José Carlos Mariátegui qui écrivait dans Aniversario y balance (in Ideología y política, Lima, 1969) : « Nous ne souhaitons certainement pas que le socialisme en Amérique soit une copie ou un calque. Ce doit être une création héroïque. Nous devons donner vie, avec notre réalité propre, dans notre langue propre, au socialisme indo-américain. »
6. Allusion au « cri de Dolorès » (15 septembre 1810). Dans l’Age d’Or, Martí écrit : « Le Mexique possédait des femmes et des hommes courageux qui n’étaient pas nombreux, mais valaient bien davantage : une demi-douzaine d’hommes et une femme préparaient les moyens de libérer leur pays. » Il s’agit du curé de Dolorès, Don Miguel Hidalgo y Castilla, des officiers espagnols soulevés avec lui, Abasolo, Allende, Aldama, etc., et de l’épouse du Corregidor Domínguez.
7. Le 15 septembre 1821, le parti créole du Guatemala poussa le capitaine général Don Gabino Gaínza à convoquer une Assemblée qui décida la séparation d’avec la Couronne espagnole. Gaínza fut designé chef du nouveau gouvernement ; de là, la formule de Martí : « contra España (el) general de España ».
8. « Les deux héros » sont évidemment Bolivar et San Martín. C’est à la suite de l’entrevue de Guayaquil qui dura deux jours (26-27 juillet 1822) que San Martín laissa le champ libre à Bolivar. On ne doit pas oublier ce que Martí écrit dans l’Age d’Or : « Ces trois hommes sont sacrés : Bolivar, du Venezuela ; San Martín, du Río de la Plata ; Hidalgo, du Mexique. » Lire à cet égard, les chroniques qu’il leur a consacrées.
9. Sur Rivadavia et Iturbide, on peut se reporter à la note, très pertinente et dense, d’A. Joucla-Ruau dans José Martí — Notre Amérique, op. cit., pp. 161-162.
10. Cojimar est une localité située à quelques kilomètres au nord-est de La Havane.
11. Se reporter pour l’ensemble de l’argumentation de cet essai fondamental, au Prologue de Cintio Vitier.
(Traduit de l’espagnol par Jean Lamore)
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