La dernière réforme: rompre avec le passé
L’article « La dernière réforme : rompre avec le passé » de Hardial Bains a été présenté à la conférence Bâtir l’avenir tenue par le Committee for People’s Empowerment à Delhi, Inde, du 13 au 15 août 1997, pour marquer le 50e anniversaire de l’indépendance officielle de l’Inde, du Pakistan et d’autres pays d’Asie du Sud le 15 août 1947.
Introduction
Hardial Bains souligne dès le début de son article : « La thèse principale de cet article concerne le fait que toutes les théories économiques et politiques ainsi que la philosophie et la conception du monde qui existent à l’heure actuelle, tous les systèmes et institutions ont besoin d’un renouvellement immédiat. Le renouvellement signifie soit un nouveau départ – le moyen sûr de créer le présent et le futur -, soit une restructuration de ce qui a déjà été – le renouvellement du passé afin d’assurer sa continuation. Tous les pays d’Asie du Sud ont besoin d’un renouvellement du premier type, d’un nouveau départ, car tous leurs problèmes tiennent à l’échec à rompre avec le passé il y a cinquante ans, au fait qu’il n’y a pas eu de nouveau départ il y a cinquante ans. »
Parlant de la constitution indienne, de son histoire et de sa pratique, l’auteur en vient à la question centrale : la constitution indienne n’est pas fondée sur les luttes des peuples d’Asie du Sud et ne codifie donc pas les dispositions pour lesquelles ils ont versé des torrents de sang pour conquérir leur libération.
« Une Constitution qui ne consacre pas les principes fondamentaux pour lesquels un peuple s’est battu dans la pratique, qui ne codifie pas les nouveaux arrangements que les peuples ont fait naître par leurs luttes, ne consacrera pas la souveraineté du peuple. C’est un peuple insurgé qui établit son pouvoir, qui établit son État et qui écrit sa constitution. Dans le cas de l’Inde, ce ne sont pas les principes pour lesquels le peuple indien a lutté et versé son sang qui ont été inscrits dans la Constitution. La source première du principe constitutionnel n’était pas les luttes des peuples eux-mêmes. Ce n’est pas pour rien que les luttes du peuple indien pour l’indépendance ne sont même pas mentionnées par les historiens comme une source ayant inspiré la Constitution lors de sa rédaction. »
Hardial Bains propose que les peuples d’Asie du Sud doivent défaire cette structure de base du pouvoir qui les écarte complètement de la prise de décision. Ils doivent créer un nouveau pouvoir politique basé sur leurs luttes et leur pensée et sur l’expérience des peuples du monde pour résoudre les problèmes auxquels ils sont confrontés. C’est la réforme fondamentale dont ils ont besoin pour se débarrasser de la pauvreté, de la misère et de l’exploitation qui les accablent et mener une vie de dignité et de justice.
Se référant aux critères introduits par Elizabeth I lorsqu’elle a émis la Charte de la Compagnie des Indes orientales en 1600, selon lesquels l’arrangement doit être « bénéfique », Hardial Bains souligne : « La question qui se pose est la suivante : les peuples d’Asie du Sud ne devraient-ils pas éteindre ce pouvoir que les Britanniques ont transféré à leurs homologues indiens en 1947 afin d’établir leur propre pouvoir qui non seulement leur sera ‘bénéfique’ mais avec lequel ils établiront également des relations avec les peuples et les pays du monde sur la base d’un ‘bénéfice mutuel’ ? »
Il fait remarquer : « Lorsqu’Elisabeth Ier a consacré la Charte à la Compagnie des Indes orientales en 1600, elle a menacé de la retirer si elle n’était pas ‘jugée bénéfique’, mais elle n’a jamais parlé d’établir des relations d’échange, de commerce et de culture sur la base du ‘bénéfice mutuel’. Toutes les mesures prises en Asie du Sud, qui ont finalement conduit à sa prise de contrôle totale par le colonialisme britannique, n’ont été ‘bénéfiques’ que pour les Britanniques, leurs alliés et les classes qu’ils créaient et dont l’intérêt était de défendre ce système par la suite. Un tel système peut être renversé et un nouveau peut être établi si le pouvoir passé est éteint et un nouveau pouvoir est construit. Telle est la question qui se pose aujourd’hui aux peuples d’Asie du Sud. »
Plusieurs thèmes traversent ce document que les jeunes d’aujourd’hui peuvent développer :
1. Pourquoi l’indépendance formelle de 1947 a-t-elle été une défaite pour les peuples d’Asie du Sud ? Quelle est la nature des institutions politiques actuelles en Asie du Sud – en paroles et en actes ?
2. À quoi ont servi les luttes des peuples d’Asie du Sud ? Quel était leur objectif et comment ont-elles été détournées ?
3. Comment la prérogative royale fonctionne-t-elle dans la constitution indienne à travers la notion de tutelle ? Quelle était la nature de la Loi sur le transfert du pouvoir ?
4. Comment la théorie du fardeau de l’homme blanc fonctionne-t-elle aujourd’hui dans la démocratie indienne ?
5. Quels mécanismes doivent être mis en place aujourd’hui pour garantir et consacrer le Sukh et le Raksha du peuple ?
6. Comment Praja plutôt que l’Intentant peut-il être à nouveau souverain ?
Thèse
Une des plus grandes défaites des peuples d’Asie du Sud en 1947 est que leur indépendance formelle avait pour base l’acceptation totale des institutions coloniales britanniques, de leur système économique, de leurs théories et pratiques, ainsi que de la division formelle du sous-continent sur la base de la religion. Cinquante ans plus tard, ce revers est à l’origine de toutes les tragédies que vivent les peuples d’Asie du Sud, y compris le danger d’une guerre mondiale que les superpuissances lanceront pour conquérir l’océan Indien comme partie intégrante de la conquête de l’Atlantique et du Pacifique.
Le titre de cet article « La dernière réforme : rompre avec le passé », a été choisi pour des raisons bien précises. La raison la plus importante est que les gens veulent savoir ce qui doit être fait à l’heure actuelle pour ouvrir la voie au progrès des sociétés d’Asie du Sud. C’est une question qui ne concerne pas seulement les experts, elle concerne des millions d’opprimés, plus de cinquante pour cent qui sont en marge de la vie, des travailleurs, des paysans, des femmes, des jeunes et de l’intelligentsia, et plus particulièrement la classe ouvrière, la paysannerie et tous les travailleurs des terres d’Asie du Sud. Ils veulent tous donner à leur pays, pour les cinquante prochaines années et plus, une orientation qui garantisse leurs intérêts. Que doivent-ils faire pour surmonter la pauvreté extrême, briser le cycle de l’exploitation et de l’oppression qui s’aggrave de jour en jour ? Que doivent-ils faire pour que l’histoire ne se répète pas ? Que doivent-ils faire pour rompre avec le passé, car leur passé est celui d’un peuple marginalisé, sous l’emprise de systèmes et d’institutions étrangers, et ce n’est qu’en rompant avec ce passé qu’ils pourront se créer un présent et un avenir.
La thèse principale de cet article concerne le fait que toutes les théories économiques et politiques ainsi que la philosophie et la conception du monde qui existent à l’heure actuelle, tous les systèmes et institutions ont besoin d’un renouvellement immédiat. Le renouvellement signifie soit un nouveau départ – le moyen sûr de créer le présent et l’avenir -, soit une restructuration de ce qui a déjà été – le renouvellement du passé afin d’assurer sa continuation. Tous les pays d’Asie du Sud ont besoin d’un renouvellement du premier type, d’un nouveau départ, car tous leurs problèmes proviennent du fait que la rupture avec le passé n’a pas été faite il y a cinquante ans, qu’un nouveau départ n’a pas été entrepris.
Dans son livre Our Constitution (1995), Subhash C. Kashyap, qui a beaucoup écrit sur la Constitution indienne, qui a été secrétaire général du Lok Sabha de 1984 à 1990 et qui est « avocat et consultant en droit constitutionnel, en affaires parlementaires et en gestion politique », relatant des faits bien connus, confirme que les « pères fondateurs » ont pris la décision consciente de ne pas rompre complètement avec le passé ». Il écrit : « En fait, les sources de certaines des dispositions de la Constitution peuvent être retracées jusqu’aux débuts de la Compagnie des Indes orientales et de la domination britannique en Inde. […] on peut dire que près de 75 % de la Constitution est une reproduction de la Loi sur le gouvernement de l’Inde de 1935. La structure de base de la politique et les dispositions régissant les relations entre l’Union et l’État, la déclaration de la Loi d’urgence, etc. étaient largement basées sur la loi de 1935 […] le concept des principes directeurs a été emprunté à la Constitution irlandaise. Le système parlementaire avec la responsabilité ministérielle devant le corps législatif venait des Britanniques et les dispositions faisant du président le chef exécutif de l’État et le commandant suprême des forces armées et du vice-président le président ex-officio du Conseil des États étaient basées sur le modèle américain. On peut également dire que la Déclaration des droits inscrite dans la Constitution américaine a inspiré nos droits fondamentaux. »
Il poursuit : « La Constitution canadienne a notamment influencé la structure fédérale et les dispositions relatives aux relations entre l’Union et les États et à la répartition des pouvoirs entre l’Union et les États. La liste concurrente de la septième annexe, les dispositions relatives au commerce et aux échanges ainsi que les privilèges parlementaires se sont vraisemblablement inspirés de la Constitution australienne. Les dispositions d’urgence ont été influencées, entre autres, par la Constitution du Reich allemand. Pour comprendre l’étendue et la portée de dispositions telles que celles relatives à l’émission de brefs et aux privilèges parlementaires, il faut encore se référer à la Constitution britannique. »
L’auteur omet de mentionner que le système britannique actuel tire son origine et son pouvoir du « droit divin des rois » avec sa puissante expression en la « prérogative royale ». En conséquence, et afin de s’assurer que cette présomption de base ne soit ni remise en question ni jetée par-dessus bord, les Britanniques n’ont pas de constitution écrite. Ils modifient leur loi fondamentale aux vicissitudes de la vie, en gardant toutefois la prérogative royale comme constante, la caractéristique fondamentale pour garantir que la souveraineté appartient à la « reine en Parlement », et non au peuple d’Angleterre, et encore moins à ses « possessions ». Elle permet à l’impérialisme britannique et aux classes possédantes d’assurer la perpétuation de leur système et de se maintenir au pouvoir.
Dans la préface du livre Constitutional History of India de V. D. Mahajan, historien réputé et spécialiste de la constitution indienne et de l’histoire constitutionnelle de l’Inde, Bisheshwar Prasad de l’Université de Delhi écrit en 1960 : « Il est remarquable qu’en Inde, malgré le caractère révolutionnaire du mouvement politique national qui a annoncé l’aube de la liberté, la structure du gouvernement se soit si peu écartée, dans ses grandes lignes et ses formes juridiques, du cadre de la constitution sous l’emprise britannique. Les Britanniques eux-mêmes avaient adopté la conception de l’administration des gouvernements précédents ; et si l’esprit sur lequel le système fonctionnait peut changer, la forme dans l’essentiel reste la même. Cela reflète le génie du peuple qui a assimilé les révolutions sans rompre avec la tradition. La présente constitution en est un exemple. »
Bisheshwar Prasad, par ce petit paragraphe, soulève la question la plus importante, à savoir que « la structure du gouvernement a montré si peu d’écart dans ses grandes lignes et ses formes juridiques par rapport au cadre de la Constitution sous l’emprise britannique ». Il commet une grave erreur en déclarant que « les Britanniques eux-mêmes avaient adopté la conception de l’administration des gouvernements précédents… ». Il commet également une erreur lorsqu’il conclut que « bien que l’esprit sur lequel le système a fonctionné puisse changer, la forme dans l’essentiel reste la même ».
Toute la période de la Compagnie des Indes orientales et du Raj britannique coïncide avec la période de transition en Europe de l’absolutisme féodal au « roi en parlement » capitaliste, c’est-à-dire la période d’établissement du système capitaliste et de la démocratie capitaliste avec la démocratie représentative comme forme. Au fur et à mesure que les institutions capitalistes se développaient en Angleterre et plus tard en Grande-Bretagne, les mêmes institutions avec leurs modifications aux conditions concrètes du sous-continent indien y étaient établies. Le point culminant a été la proclamation de la constitution indienne qui, comme le détaille Mahajan dans l’Histoire constitutionnelle de l’Inde, résume bien toute l’expérience de la Compagnie des Indes orientales et du Raj britannique en Inde.
La question qui mérite une réponse dans ces discussions sur la Constitution indienne est la suivante : quelle a été la contribution des « pères fondateurs » à la Constitution de l’Inde ? Ceux qui se sont battus pour l’indépendance du sous-continent de l’Asie du Sud ont dû recevoir un peu de ce qu’ils voulaient, même si ce n’était que dans le sens formel. La loi fondamentale du pays, une Constitution, est soit un instrument pour consolider le système socio-économique tel qu’il existe à ce moment-là, soit un instrument pour faire table rase et créer le nouveau. Les lois fondamentales précèdent néanmoins le système socio-économique. La Constitution indienne et les constitutions des autres pays d’Asie du Sud visent à renforcer le système socio-économique tel qu’il existait au moment de la partition du sous-continent en 1947. Les « pères fondateurs » étaient en fait des admirateurs du système britannique. Non seulement ils admiraient ce qui existait en Asie du Sud à l’époque, le système et les institutions mis en place par les Britanniques, mais ils en étaient intellectuellement fiers, ayant reçu leur éducation formelle en Grande-Bretagne et ayant été exposés à la conception britannique de la civilisation et à toutes les valeurs qui l’accompagnent.
Une Constitution qui ne consacre pas les principes fondamentaux pour lesquels un peuple s’est battu dans la pratique, qui ne codifie pas les nouveaux arrangements que le peuple a fait naître par ses luttes, ne consacrera pas la souveraineté du peuple. C’est un peuple insurgé qui établit son pouvoir, qui établit son État et qui écrit sa constitution. Dans le cas de l’Inde, ce ne sont pas les principes pour lesquels le peuple indien a lutté et versé son sang qui ont été inscrits dans la Constitution. La source première du principe constitutionnel n’était pas les luttes des peuples eux-mêmes. Ce n’est pas pour rien que les luttes du peuple indien pour l’indépendance ne sont même pas mentionnées par les historiens comme une source ayant inspiré la Constitution lors de sa rédaction.
Il est reconnu que l’Asie du Sud a une riche histoire de domination et de gouvernement, d’établissement de systèmes économiques et politiques qui peut être retracée jusqu’à l’époque des Vedas. Mais il n’y a aucune trace d’une quelconque clause de cette époque dans la Constitution indienne, ni de leur riche expérience de plus de cinq millénaires. Les « pères fondateurs » n’ont pas analysé et résumé l’expérience des peuples d’Asie du Sud. Au contraire, ils ont rationalisé et sophistiqué l’expérience du colonialisme britannique en Inde. Ils ont repris là où les Britanniques s’étaient arrêtés lors du « transfert de pouvoir » en 1947. Le pouvoir britannique ne s’est pas éteint avec l’enroulement de l’Union Jack et le déploiement du drapeau tricolore le 15 août 1947. Au contraire, elle a été transmise à leurs « représentants » d’Asie du Sud qui l’ont depuis défendue et utilisée à leurs propres fins et à celles de leurs amis étrangers. Depuis lors, non seulement les intérêts britanniques en Asie du Sud se sont-ils multipliés, mais aussi ceux des États-Unis, du Japon et d’autres pays.
Le problème ici n’est pas que la Constitution indienne ait été écrite par les Britanniques ou des personnes éduquées par les Britanniques selon ce qui leur convenait. Ce n’est pas non plus un problème que les Britanniques aient rédigé une loi fondamentale lorsqu’ils ont établi leurs dominions. Ils ont rédigé l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, fondant le dominion du Canada en 1867, la Constitution australienne lorsqu’ils ont établi le dominion de l’Australie ou lorsque l’État libre d’Irlande a été créé à partir de l’île divisée de l’Irlande. Le problème est que les peuples de l’Inde, du Pakistan, du Bangladesh et d’autres pays d’Asie du Sud ont maintenant près de cinquante ans d’expérience de leur système et de ces constitutions. Ne devraient-ils pas réfléchir à leur expérience de ce système et aux réformes profondes qu’ils doivent mettre en place afin de servir leurs propres intérêts ?
Les défis de la pensée politique indienne
Deux choses ressortent de la synthèse de l’expérience de la politique au cours des cinquante dernières années et en gardant à l’esprit l’expérience de la période du Veda, des périodes du Vedanta, du Mahabharta, des Shastras, de Ain-i-Akbari et de Bahadur Shah Zafar et de la période de la première guerre d’indépendance : 1. cette expérience est unique et repose sur une rupture totale avec toutes les expériences de l’art de l’État indien depuis des temps immémoriaux jusqu’à la première guerre d’indépendance en 1857 et 2. la notion d’État depuis des temps immémoriaux jusqu’à aujourd’hui est diamétralement opposée à ce que sont les États actuels en Asie du Sud en théorie et en pratique.
Si la crise de la démocratie parlementaire et du système socio-économique doit être surmontée, même une étude superficielle montrera que la pensée politique indienne, telle qu’elle a été résumée de temps immémorial à nos jours, est très bien développée et indispensable. Les idées concernant la politique de l’État et la gestion de l’État abondent dans la pensée indienne à travers tous les âges. On constate que les idéaux qui ont émergé de ces expériences et de la synthèse effectuée à travers les débats au cours des différentes périodes historiques ont été maintenus à travers les siècles et modifiés en fonction des circonstances et des besoins de l’époque. Leur modernisation et leur renouvellement en fonction des exigences de la période actuelle contribueront également à surmonter la crise tous azimuts avec la crise économique à la base.
Selon ces idées qui ont traversé les siècles, le contenu ou le but principal de l’État est d’assurer la Protection – Raksha – et la Prospérité – Sukh. Il semble que des formes spécifiques d’État aient été établies par les Indiens eux-mêmes afin de se protéger et de s’assurer une vie de prospérité. Les idées à l’origine de ces États n’étaient pas seulement générales ; elles étaient la manifestation de situations concrètes.
Le fait que toutes les activités de l’État doivent viser à fournir la Rakhsha et la Sukh indique également qu’il s’agissait de sociétés fondées sur la division entre les classes ou sur la base tribale. Il doit y avoir des personnes dans ces sociétés qui ont dû menacer le peuple de Praja. À toutes fins utiles, il semble que les citoyens dans ces États étaient souverains et qu’ils ne se privaient jamais de cette souveraineté et la remettaient volontiers à leurs « représentants ». Leur propre pouvoir était tel que si l’État ne garantissait pas Rakhsha et Sukh, ils utilisaient le pouvoir entre leurs mains pour changer un état de fait aussi inhabituel.
La fonction d’un tel État était de fournir une protection – Raksha. Cette fonction est pleinement définie comme Raksha contre : 1. les forces de la nature, 2. les envahisseurs externes et 3. les intérêts internes. Les intérêts particuliers internes. Chacun de ces éléments contre lesquels la Raksha est recherchée est défini plus précisément comme suit :
1. La Raksha contre les forces de la nature : L’État doit prendre des mesures pour humaniser la nature, afin que les éléments et les forces de la nature puissent produire ce dont les citoyens et la société ont besoin pour satisfaire leurs besoins.
2. La Raksha contre les envahisseurs extérieurs : Il est du devoir de l’État de protéger les acquis du peuple et de la société contre le pillage des envahisseurs extérieurs.
3. La Raksha contre les intérêts particuliers internes : L’État doit prendre des mesures pour que les intérêts particuliers sans scrupules ne mettent pas en danger la prospérité et la sécurité des citoyens et de la société.
Par exemple, le Rig Veda, le Mahabharata, l’Arthashastra, entre autres, parlent tous de prendre des mesures contre les marchands et les commerçants qui trompent les citoyens et facturent ce qu’ils veulent pour les biens et les services, contre ceux qui mettent en danger la vie et la liberté.
La fonction de l’État consistant à assurer la prospérité – Sukh – est définie comme suit : La protection (Raksha) sans la prospérité (Sukh) n’a aucun sens. Raksha et Sukh constituent une unité dialectique d’opposés. Alors que l’essence même de la Raksha est la création de la condition de la Sukh, la Sukh est la condition préalable à la Raksha. Le but de l’un est matérialisé dans la fonction de l’autre. Il est donc du devoir de l’État de mener à bien toutes ces activités dans tous les domaines pour assurer la prospérité du peuple. L’État doit construire des ouvrages d’irrigation et des routes, planter des arbres, s’occuper des forêts, du bétail, de l’éducation, de la médecine, etc. En bref, comme la plus importante des entreprises humaines, toutes les activités nécessaires à l’ennoblissement de la Sukh. L’État doit créer un environnement où tous les citoyens s’actualisent et accomplissent leur Svadharma.
Dans le cadre de ces idéaux de Raksha et Sukh, un gouvernement sera considéré comme bon s’il crée les conditions permettant aux citoyens de satisfaire leurs besoins globaux. Un mauvais gouvernement sera celui qui échoue dans cet acte d’ennoblissement, et mérite d’être renversé et remplacé par un nouveau.
On peut dire que les principes directeurs inscrits dans la Constitution indienne approuvée par l’Assemblée constituante le 26 novembre 1949, puis proclamée le 26 janvier 1950, ressemblent à ce qu’un État doit faire dans le cadre des idées développées dans la pensée politique indienne au cours des siècles, même si ces principes ont été empruntés à la Constitution irlandaise. Cependant, il ne s’agissait que de principes directifs, d’objectifs politiques qui pouvaient ou non être atteints. Il leur manquait l’aspect essentiel, le pouvoir d’un peuple souverain qui pourrait exiger que si tel ou tel gouvernement ne traduit pas ces principes en actes, ce gouvernement serait renversé.
Comment se fait-il que la Raksha et la Sukh des peuples d’Asie du Sud n’aient pas trouvé de garantie constitutionnelle ?
Considérations sur la domination britannique en Asie du Sud
Lorsqu’Elizabeth I a émis la charte autorisant la fondation de la Compagnie des Indes orientales le 31 décembre 1600, elle a clairement déclaré : « Si ce privilège s’avère non rentable pour le royaume, aucun préavis de deux ans donné sous l’échelle privée ne sera accordé. Si ce privilège s’avère bénéfique, il sera rendu avec quelques ajouts. »
Il faut présupposer que toutes les mesures proposées et prises par les Britanniques depuis la fin de 1600 jusqu’à la promulgation de la Constitution indienne le 26 janvier 1950 doivent leur être « bénéfiques » dans le sens général du terme. S’il en avait été autrement, les Britanniques ne les auraient pas poursuivies. De toute évidence, ils n’avaient aucune raison de prendre ces mesures, au sens général, si ces mesures allaient à l’encontre de leurs propres intérêts.
La question qui se pose est la suivante : les « pères fondateurs » ont-ils emprunté tout ce qui est mentionné ci-dessus aux constitutions britanniques et imposées par les Britanniques au Canada, en Irlande et en Australie parce que cela « sera jugé bénéfique » pour les peuples de l’Inde ? Quel est le verdict maintenant, après cinquante ans d’indépendance formelle et cinq décennies de République indienne ? La République de l’Inde, en tant qu’État et système économique, telle qu’elle a existé pendant cette période, a-t-elle été « jugée bénéfique » pour les peuples de l’Inde ou de l’Asie du Sud ? Cette question est restée présente à l’esprit de tous les peuples d’Asie du Sud depuis 1947 et avant, et il convient d’y répondre aujourd’hui. Il faut y répondre en tenant compte des défis posés à la pensée politique indienne.
Les Britanniques ont établi leur pensée politique pour l’Inde conformément à la Charte de la Compagnie des Indes orientales de 1600 et ont créé leur État et les gouvernements successifs pour y parvenir. Les Britanniques avaient pour objectif de piller les ressources naturelles et humaines. En conséquence, ils ont établi un État qui, au lieu de fournir au peuple un instrument de Raksha et Sukh, le terrorisait. Cet État terroriste, qui a institutionnalisé le viol et le pillage de la terre et des peuples d’Asie du Sud, a procédé à un « transfert de pouvoir » en 1947. Mais il ne s’est pas dissous. Les principaux piliers de cet État, l’armée, les forces de police et les prisons, ainsi que la même loi fondamentale, le même système judiciaire et les mêmes considérations sur lesquelles reposait la domination britannique, sont restés. Il est de notoriété publique que toutes les institutions du Raj britannique, telles que l’armée, la police, le système judiciaire, la bureaucratie, les institutions éducatives, l’église et les autres organismes religieux, ont facilité l’asservissement et le pillage des peuples d’Asie du Sud. Hélas, après le « transfert de pouvoir », après l’indépendance formelle, toutes les mêmes institutions du Raj britannique ont été remises à l’honneur. C’est pourquoi, même si la Constitution indienne contient des principes directeurs, les peuples de l’Inde n’ont aucun pouvoir, au sens constitutionnel du terme, pour veiller à ce qu’ils soient appliqués. Il en va de même pour les autres peuples d’Asie du Sud dans leurs pays respectifs.
Le Raj britannique s’est vanté d’avoir apporté un État central et un État de droit en Asie du Sud, ce qui a été applaudi par de nombreux politiciens et universitaires. Mais le but de cet État de droit était de s’assurer que leur Raj leur soit « bénéfique ». Au fur et à mesure de l’évolution de leur système politique en Grande-Bretagne, appuyée par diverses théories politiques, ces justifications ont été transportées en Asie du Sud. Elles ont été implantées dans l’esprit de ceux dont l’intérêt était de défendre le système britannique et toutes ses institutions en Inde. À l’heure actuelle, outre le libéralisme, la démocratie libérale, le conservatisme, la social-démocratie, tels que représentés par le parti travailliste britannique, nous assistons à la promotion du néo-conservatisme, toute la justification de la « libéralisation » et de la « privatisation », les notions d’« unité de la gauche avec le centre », comme dans le cas du gouvernement indien du Front uni, qui comprenait plus de quatorze partis politiques, etc.
Démocratie « directe » ou « représentative »
Selon Kashyap, « dans une démocratie, la souveraineté appartient au peuple et, idéalement, le peuple se gouverne lui-même. Mais […] la démocratie directe n’est pas plus réalisable. » Il laisse entendre qu’à défaut de pouvoir se gouverner par la démocratie directe, le « droit inaliénable » donné par la Constitution indienne au peuple indien est de « décider par qui il doit être gouverné ».
La question qui se pose est la suivante : après cinquante ans et plus, pendant lesquels les peuples d’Asie du Sud ont cherché par qui ils devaient être gouvernés, ne devraient-ils pas se pencher à nouveau sur cette question ? Il y a peut-être une faille dans la logique sur laquelle repose cet arrangement et dans le droit constitutionnel qui en découle, qui doit être corrigée. Au lieu de chercher « par qui il doit être gouverné », le peuple peut établir une loi fondamentale, un processus politique et une législation d’habilitation de manière à ce qu’il puisse se gouverner lui-même.
Parler de démocratie en général est à la fois inacceptable et répréhensible. La démocratie est une caractéristique de toutes les sociétés fondées sur des divisions de classe. Toutes les sociétés d’Asie du Sud sont fondées sur des divisions de classe. Le XXe siècle a vu deux démocraties distinctes — la démocratie socialiste avec la démocratie directe comme processus politique et méthode de gouvernance et la démocratie capitaliste avec la démocratie représentative comme processus politique et méthode de gouvernance. Tous les pays d’Asie du Sud ont des démocraties capitalistes avec la démocratie représentative comme processus politique et méthode de gouvernance.
Peter Hennessy, journaliste et professeur britannique qui a écrit de nombreux ouvrages sur les problèmes de la constitution non écrite de la Grande-Bretagne, écrit : « Comme David Judge, je suis convaincu que notre pratique parlementaire est « représentative » plutôt que « démocratique » et qu’elle l’est restée depuis 1950, la première élection générale au cours de laquelle les Britanniques a voté suivant le principe une personne, une voix. » Hennessy cite Judge :
« Les caractéristiques durables de la tradition parlementaire en Angleterre, et plus tard au Royaume-Uni, ont découlé des exigences et des conséquences pratiques du processus de représentation, et non de la participation populaire. La tradition parlementaire a donc été une tradition de transmission de l’opinion entre la « nation politique » — diversement définie au cours de l’histoire — et l’exécutif. Grâce à ce simple processus de transmission, les gouvernements ont été contrôlés, les actions de l’exécutif ont été approuvées par les représentants de la « nation politique » et les changements de gouverneurs ont été légitimés[1]. »
Cette admission ouverte par Hennessy que la Grande-Bretagne n’a pas de démocratie, le place dans la même position inacceptable et répréhensible que celle mentionnée ci-dessus. En fait, ce qu’il cache, c’est que les Britanniques ont une démocratie qui est capitaliste, dont le processus politique et la méthode de gouvernance sont la démocratie représentative. Hennessy prétend être en faveur d’une démocratie dans laquelle, selon Kashyap, « la souveraineté appartient au peuple et, idéalement, le peuple se gouverne lui-même ». Si l’on accepte la définition de Kashyap, la conclusion justifiée devrait peut-être alors être tirée que la Grande-Bretagne n’est pas démocratique. Si l’on adhère à cette définition, on pourrait conclure qu’il a dû être « jugé bénéfique » que la Grande-Bretagne ne soit pas démocratique. Peut-on en conclure que si une telle démocratie n’a pas été « jugée bénéfique » pour la Grande-Bretagne, elle ne l’est pas non plus pour les peuples d’Asie du Sud ? Ce n’est pas le cas. Ce qui est certainement le cas, c’est que la démocratie qui n’est pas « jugée bénéfique » pour la Grande-Bretagne sera « jugée bénéfique » pour les pays d’Asie du Sud. Est-il « bénéfique » pour les peuples de ces pays d’avoir un tel état de fait dans lequel ils « élisent » ceux qui les gouvernent tous les quelques années et les maudissent parce qu’ils sont corrompus, dictatoriaux et qu’ils protègent un système d’exploitation et d’oppression entre les élections ?
Peter Hennessy, dans son autre livre Muddling Through (1996) cite Enoch Powell qui laisse entendre que la « confiance » et la « représentation » « sont les deux piliers sur lesquels notre système repose ». Powell affirme que « la Constitution britannique comporte le dispositif de confiance… c’est l’une de nos principales découvertes politiques, car elle nous permet de combiner l’exercice effectif des fonctions gouvernementales, lorsque cet exercice dépend d’une modification de la position au jour le jour et d’heure en heure, avec la suprématie finale et le pouvoir de décision de l’électorat à travers la Chambre des communes. »
Quelles sont ces découvertes au sujet de la « confiance » et de la « représentation » ? La « confiance » se découvre en utilisant la force brute pour priver le peuple de l’exercice de la souveraineté qui lui appartient. La « représentation » est le dispositif avec lequel on prive l’électorat du droit d’élire et d’être élu et de gouverner. Le système en Inde aujourd’hui est également basé sur ces mêmes « découvertes », même si la pensée politique indienne s’insurge contre elles.
Hennessy cite encore Powell selon qui « Nous avons considéré le pouvoir : non pas comment il est exercé en détail, mais qui le détient, où il l’a obtenu, à qui il doit rendre des comptes et comment il peut être destitué. » Hennessy écrit que « Tony Benn et Enoch Powell pensent tous deux qu’ils obtiennent ce pouvoir au même endroit, en persuadant leurs compatriotes ; et c’est l’affaire de leur vie. » Mais Hennessy, journaliste et professeur britannique, Tony Benn, membre de gauche du Parti travailliste de Grande-Bretagne et député de longue date au Parlement britannique, et Enoch Powell, membre de droite du Parti conservateur de Grande-Bretagne et député de longue date au Parlement britannique, n’observent pas l’évidence. Si le « pouvoir » appartient réellement à leurs « compatriotes », ce sont ces mêmes compatriotes qui exerceront la « prérogative royale ». La souveraineté leur serait dévolue et ils « se gouverneraient idéalement eux-mêmes ». La prérogative royale, au contraire, appartient à la « reine en Parlement » et les « compatriotes » en sont réduits à exercer « leur droit inaliénable de décider… par qui ils doivent être gouvernés » à tous les quatre ans.
Les « représentants » dans un tel système de « démocratie représentative » agissent au nom du « souverain ». Ils s’organisent en partis politiques, se livrent à une rivalité pernicieuse pour les postes de pouvoir et vont voir leurs « compatriotes » tous les deux ans pour se donner une crédibilité sous la forme d’un mandat qu’ils ont le droit de continuer. D’où viennent ces « représentants » ? Dans le système britannique, ils provenaient des classes possédantes, celles qui se sont octroyées le droit de vote au moment où le système de « démocratie représentative » a été mis en place. Aujourd’hui encore, même si le droit de vote a été élargi sur la base du principe d’universalité, ce sont les classes possédantes qui ont les moyens, les ressources financières et les relations de participer aux élections, d’élire et d’être élu. Ces « représentants » s’adressent au peuple, ils lui demandent de se diviser en fonction des partis et de décider lequel de ces partis gouvernera pendant la période allant jusqu’aux prochaines élections. À l’époque où ce système de « démocratie représentative » a été conçu, la demande populaire de démocratie dans laquelle « la souveraineté appartient au peuple et, idéalement, le peuple se gouverne lui-même » était telle que les classes possédantes britanniques lui ont substitué une formalité — le droit de vote. Elles ont établi un processus politique appelé « démocratie représentative » comme méthode de gouvernance de leur démocratie capitaliste. C’est la substitution de la « démocratie directe » par la « démocratie représentative » qui est à l’origine de la crise constitutionnelle et politique en Grande-Bretagne et dans de nombreux autres pays, y compris les pays d’Asie du Sud.
Rompre avec le passé
Le contenu principal de la thèse « La dernière réforme : rompre avec le passé » est que tant que tous les liens avec le passé ne sont pas rompus en termes d’économie, de politique et de culture, ne sont pas rompus au moment de la formation d’un pays, comme cela s’est produit en Inde, au Pakistan, au Bangladesh et dans d’autres pays issus de l’Asie du Sud, il n’est pas possible de parler du présent. Il n’est pas possible de parler d’indépendance au sens profond du terme. Le présent, en l’occurrence la situation telle qu’elle se présente en Asie du Sud après cinquante ans, n’est que le prolongement et la continuation du passé. C’est le cas en Grande-Bretagne, au Canada, en Australie et dans de nombreux autres pays du monde également. Il y a eu des changements quantitatifs dans ces pays, mais aucun changement qualitatif n’a eu lieu. En outre, ces changements quantitatifs ont été, dans de nombreux aspects importants tels que le processus politique et le système économique, négatifs. Ces changements quantitatifs ont maintenant créé les conditions d’un saut qualitatif. Un tel saut ne peut avoir lieu qu’à travers une réforme profonde qui assurera la rupture avec le passé.
Après avoir reconnu que le présent de l’Inde, du Pakistan et du Bangladesh et d’autres pays d’Asie du Sud n’est que le prolongement et la continuation du passé, un passé qui s’est retranché et a bloqué le présent et l’avenir, il faut comprendre qu’aucun problème ne peut être résolu dans ces pays sans une rupture radicale avec ce passé. Par ce passé, on entend le système économique et politique tel qu’il existait avant la partition de 1947, le passé qui commence avec l’édit de la reine Elizabeth I du 31 décembre 1600, accordant la Charte de l’East Indian Company, le passé qui a été transformé en la Constitution indienne qui n’a rien emprunté aux dirigeants de la première guerre d’indépendance, à Bahadur Shah Zafar et à d’autres, ni à ce que défendaient des personnalités telles que les martyrs Shaheed Bhagat Singh, Rajguru et Sukhdev qui ont donné leur vie dans la lutte contre le colonialisme et pour la libération sociale.
Rien ne prouve que le « transfert de pouvoir » devait être « bénéfique » pour les peuples de l’Inde. Il a été « bénéfique » pour « certaine s » personnes de l’Inde, les nouvelles classes de capitalistes et de propriétaires terriens, les classes créées au cours de la période allant de l’année 1600, lorsque Elizabeth I a émis la Charte fondant la Compagnie des Indes orientales et que son premier émissaire, John Mildenhall, est arrivé à la cour d’Akbar et a reçu un firman d’Akbar pour faire du commerce en 1605, à l’année 1947, lorsque l’Inde a reçu son indépendance officielle. Il était dans l’intérêt de ces classes ainsi que dans celui de leurs homologues en Grande-Bretagne et ailleurs de ne pas laisser s’éteindre le pouvoir du colonialisme britannique en Asie du Sud. Il s’agit du pouvoir qui résidait dans le « droit divin des rois » et se poursuit sous la forme de la « prérogative royale », le pouvoir qui a privé les peuples de l’Inde de leur pouvoir et lui a substitué « le droit inaliénable de décider … par qui ils doivent être gouvernés ». Ce pouvoir a été transféré à ses représentants en Inde et ils ont prospéré pendant cette période d’indépendance formelle, la période des cinquante dernières années.
La question qui se pose est la suivante : les peuples d’Asie du Sud ne devraient-ils pas éteindre ce pouvoir que les Britanniques ont transféré à leurs homologues en Inde en 1947 afin d’établir leur propre pouvoir qui non seulement leur sera « bénéfique » mais avec lequel ils établiront également des relations avec les peuples et les pays du monde sur la base du « bénéfice mutuel » ? Lorsqu’Elisabeth I a consacré la Charte de la Compagnie des Indes orientales en 1600, elle a menacé de la retirer si elle n’était pas « jugée bénéfique », mais elle n’a jamais parlé d’établir des relations d’échange, de commerce et de culture sur la base du « bénéfice mutuel ». Toutes les mesures prises en Asie du Sud qui ont finalement conduit à sa prise de contrôle totale par le colonialisme britannique n’ont été « jugées bénéfiques » que pour les Britanniques, leurs alliés et les classes qu’ils créaient et dont l’intérêt était de défendre ce système par la suite. Un tel système peut être renversé et un nouveau peut être établi si le pouvoir passé est éteint et un nouveau pouvoir est construit. Telle est la question qui se pose aujourd’hui aux peuples de l’Asie du Sud.
Il se trouve que la Compagnie des Indes orientales a été « jugée bénéfique » jusqu’en 1858, date à laquelle ce qui a été « jugé bénéfique » a été le remplacement de la compagnie par l’annexion directe du sous-continent indien par l’État britannique. Cette période a marqué le zénith du capitalisme industriel en Grande-Bretagne. C’était une époque où la Grande-Bretagne faisait le bilan de son expérience des développements économiques et politiques et consolidait ses institutions. C’est à cette époque, en 1867, que le très célèbre journaliste britannique Walter Bagehot a rassemblé ses essais sous la forme d’un livre intitulé The English Constitution. Depuis lors, non seulement les pays d’Asie du Sud ont acquis une indépendance formelle, mais cette Constitution anglaise non écrite et le système politique qui la sous-tend sont devenus anachroniques. Le système politique ne fonctionne pas pour la Grande-Bretagne ni pour aucun autre pays dont le système est calqué sur le sien, ce qui rend extrêmement difficile la poursuite du passé et donne lieu à une crise politique et constitutionnelle généralisée, avec une crise économique à la base.
Ce passé, qui fait face à des difficultés extrêmes pour se perpétuer, expose des théories économiques, politiques et philosophiques pour justifier la poursuite d’une pratique dont il a déjà été prouvé qu’elle était hors du temps et de l’espace. Ces théories, qu’il s’agisse du « système multipartite » en lieu de la « démocratie parlementaire avec un parti au pouvoir et un parti dans l’opposition » ou des théories de coalitions avec « l’unité de la gauche avec le centre » ou « l’unité de la droite avec le centre » ou d’une « troisième voie », sont maintenant présentées comme si elles étaient nouvelles et applicables aux conditions concrètes existantes. Le libéralisme britannique a créé la théorie du « fardeau de l’homme blanc » à l’époque du développement considérable du capitalisme industriel. Selon la théorie du « fardeau de l’homme blanc », les libéraux prétendaient qu’ils souhaitaient que les peuples coloniaux bénéficient des mêmes avantages des progrès qu’ils avaient réalisés dans divers domaines, en particulier dans les domaines économique et politique. L’objectif caché dans cette revendication des libéraux était que le capitalisme industriel britannique ne pouvait se développer sans rationaliser les colonies en fonction de ses propres intérêts. Le capitalisme industriel britannique et, plus tard, le capitalisme monopolistique britannique avaient besoin des colonies pour se développer, comme l’avait stipulé la reine Elizabeth I en accordant la charte de la Compagnie des Indes orientales, en précisant qu’elle serait maintenue aussi longtemps qu’elle serait « jugée bénéfique ». Ils avaient besoin de colonies pour écouler leurs marchandises, exporter des capitaux et capter des sources de matières premières.
Le « fardeau de l’homme blanc » et la tutelle
Une version du concept colonial du « fardeau de l’homme blanc » est toujours en place à l’heure actuelle. Le développement économique de l’Asie du Sud est aujourd’hui ouvertement lié « à la privatisation et à la libéralisation », à l’importation de capitaux et à l’exportation de matières premières et de certains produits manufacturés, le tout au profit des oligarques financiers nationaux et étrangers. Même le gouvernement dirigé par le Parti communiste indien (marxiste) au Bengale occidental a avancé la thèse de la construction d’infrastructures sur la base de capitaux étrangers comme prélude au développement économique, un euphémisme pour faciliter l’exportation de matières premières et de produits manufacturés.
Dans la sphère politique, toutes les institutions modernes doivent leurs origines à avant 1947 et ont connu leur plein développement depuis 1947. Ce système politique indien est actuellement en pleine crise. Pourquoi en est-il ainsi ? Est-ce parce que le système est bon, sauf que certaines personnes malhonnêtes et corrompues l’utilisent à mauvais escient ? Il ne fait aucun doute qu’il existe des personnes malhonnêtes et corrompues en Inde, mais cela n’explique pas pourquoi le système politique est en crise. En fait, le système politique au Canada est également en crise profonde, comme c’est le cas en Grande-Bretagne, aux États-Unis et partout dans le monde. Y a-t-il quelque chose que ces systèmes ont en commun et qui est à l’origine du problème ?
On dit souvent que la loi fondamentale du pays et le processus politique sont bons en soi, mais qu’ils ne sont pas correctement suivis par les personnes au pouvoir. On suggère que c’est la raison pour laquelle ils ne fonctionnent pas pour le peuple et on crée l’illusion qu’ils pourraient fonctionner moyennant certaines corrections. Cela n’explique pas et ne peut pas non plus expliquer les raisons de la crise. Les peuples ne formulent pas des lois fondamentales juste pour le plaisir de le faire. Ils ne créent pas non plus des processus politiques qui sont inapplicables. La loi fondamentale et le processus politique qui ont été consacrés en 1947, puis codifiés en 1950, étaient adaptés au transfert du pouvoir à l’époque et tant ceux qui ont transféré le pouvoir que ceux à qui il a été transféré l’ont trouvé « bénéfique ». Les conditions de ces arrangements n’existent plus. Il est connu que si les conditions pour quelque chose n’existent pas, même si la chose est bien en soi, la chose ne peut pas devenir opérationnelle. En l’absence d’un habitat convenable, une espèce peut s’éteindre. En présence de nouvelles conditions, les anciennes cohérences, les anciennes considérations, les anciennes lois fondamentales et les processus politiques s’éteignent également.
Il existe certains faits politiques concernant l’Asie du Sud qu’il faut toujours garder à l’esprit pour apprécier pleinement à quel point ce passé a bloqué le présent et l’avenir. En 1947, lorsque la partition a eu lieu, ou depuis 1950, lorsque divers pays d’Asie du Sud ont obtenu leur indépendance formelle ou sont devenus des républiques, aucun gouvernement n’a mis à l’ordre du jour de profondes réformes économiques et politiques nécessaire pour adapter le système aux conditions modernes. Pourquoi les vieux arrangements et les vieilles considérations ont-ils été conservés comme l’or auquel s’accroche l’avare ? Pourquoi aucun gouvernement n’a-t-il entrepris de telles réformes qui auraient pu permettre de rompre définitivement avec le passé, d’inaugurer le présent et de préparer l’avenir ?
Les structures politiques indiennes actuelles comprennent le président, le premier ministre, le Cabinet, la fonction publique et le Parlement — le Lok Sabha et le Rajya Sabha. Il s’agit de la plus haute évolution de la structure qui a été créée par la reine Elizabeth I à la fin de 1600, juste avant sa mort, et qui s’est métamorphosée sur une période de quelque 400 ans pour devenir ce qui existe actuellement en Inde. Toutes les réformes entreprises à partir de cette époque avaient un fil conducteur : la condition posée par Elizabeth I à la charte, à savoir qu’elle devait être « bénéfique » pour les Britanniques. Si, depuis cette époque, une mesure prise s’était avérée ne pas être « bénéfique », ne pas être rentable et ne pas leur profiter, elle aurait été rejetée par les Britanniques et les autres. Que l’on remonte à 1605, lorsque John Mildenhall s’est vu accorder un firman (un mandat) par Akbar, ou à 1609, lorsqu’il a été accordé au capitaine William Hawkins par Jehangir, ou à la prise du Bengale en 1757, ou à la proclamation de la reine Victoria annexant l’Inde en 1857, ou à toute autre mesure prise à ce jour, on constate qu’aucun arrangement n’est allé à l’encontre de l’esprit et de la lettre de la Charte émise par Elizabeth I. Au contraire, c’est cet esprit qui a été vigoureusement maintenu par ses descendants jusqu’à nos jours. Mais là encore, la question centrale qui se pose est la suivante : ces développements se sont-ils avérés « bénéfiques » pour les peuples d’Asie du Sud, un sous-continent où de nombreuses nations et nationalités ont été divisées de manière à tenir en échec les nations, nationalités et peuples tribaux sous le bâton de « l’unité nationale et de l’intégrité territoriale » ? Que l’on parle de l’Inde, du Pakistan, du Bangladesh ou d’autres pays, cette question se pose.
L’État central indien et ses institutions ont accès à tous les pouvoirs résiduels prévus par la Constitution, faisant de la structure de l’État (ou de la province) une simple méthode pour contrôler les peuples de l’Inde. Grâce à ces mécanismes, les cercles dirigeants se rendent mutuellement service tout en restant totalement loyaux à l’État central. La permanence de l’État central et des institutions que sont le président, le premier ministre, le Cabinet, la fonction publique et le Parlement bloque le présent et l’avenir. Ce à quoi nous assistons, c’est une compétition entre les classes possédantes pour s’emparer de ces postes alors que la forme et le contenu de ces institutions restent les mêmes. La forme et le contenu de ces institutions sont développés pour contrôler le peuple, lui soutirer de l’argent sous forme de taxes diverses, pour protéger les institutions, défendre les lois et les procédures et s’assurer qu’aucun danger ne les atteigne jamais. L’argument avancé, si l’on peut appeler cela un argument, est que s’il n’y avait pas de poste de président ou de premier ministre, s’il n’y avait pas de cabinet, de fonction publique ou de parlement, l’ensemble du système politique sombrerait dans l’anarchie. En réalité, s’il n’y avait pas de telles institutions, rien n’empêcherait le peuple de se placer en position de pouvoir, de s’attribuer la souveraineté et de se gouverner lui-même.
Loin de reconnaître que le président est le « chef de l’État », une enquête approfondie sur la position du président montrera que celui-ci est présenté comme un « administrateur » qui dirige l’État et exerce ses fonctions en tant qu’administrateur du peuple. Il y a eu des chefs d’État en Inde sous le nom de Rajas, Maharajas, rois et empereurs depuis des temps immémoriaux. Mais le contenu de cette forme présidentielle particulière est d’usurper la position de fiduciaire au nom du peuple afin de le priver de tout son pouvoir. Comme le souligne avec raison Kashyap : « … avec la complexité croissante de l’administration et la taille des États-nations, la démocratie directe n’est plus réalisable. » C’est comme affirmer que le monde doit retourner à la période du « droit divin des rois », à la période du médiévalisme, car « les complexités croissantes de l’administration et la taille des États-nations » rendent impossible tout progrès de la société. De tels « arguments » ont été donnés par les classes assassines depuis l’époque du système esclavagiste. Le peuple a toujours été condamné comme la « foule » et le gouvernement du peuple qualifié de « gouvernement populaire », tandis que le gouvernement de la slavocratie était présenté comme le « plus haut développement » de la « démocratie ».
Qui a donné au président cette forme et ce contenu fiduciaire ? Le Mahatma Gandhi est celui qui a utilisé le mot fiduciaire (« trustee ») pour décrire le président. Selon C. Rajgopalachari, « la théorie de la tutelle de Gandhi est une contribution précieuse à la théorie sociale. L’homme riche sera laissé en possession de sa richesse dont il utilisera ce dont il a raisonnablement besoin pour ses besoins personnels et agira en tant que fiduciaire pour le reste qui sera utilisé au profit de la société. »
On nous a dit que « C. Rajgopalachari, dans une analyse réfléchie de la tutelle écrite en 1959, a étendu le sens que lui donnait Gandhi pour y inclure l’idée que toute personne qui occupe une position et toute personne qui possède des biens doit les détenir en tant que fiduciaire pour tous ceux qui ont affaire à elle et pour la communauté dans son ensemble. Si vous êtes un commerçant, vous êtes un administrateur pour vos clients ; si vous êtes propriétaire d’un terrain, vous êtes un administrateur pour votre famille, pour votre locataire et pour la communauté, et ainsi de suite dans tous les cas. »
Notre enquête montre que la forme et le contenu du « trustee » conférés à la position du président sont donnés par « l’acte de transfert de pouvoir » des Britanniques, par l’intermédiaire de leur vice-roi et de leur gouverneur général, à la proclamation de l’Inde comme République et à l’élection du président. De la même manière, la forme et le contenu de la fonction de premier ministre, du Cabinet, de la fonction publique et du Parlement doivent tous leur origine à « l’acte de transfert de pouvoir ».
En d’autres termes, le régime colonial britannique a fait ce qui ne lui appartenait pas de faire — il a établi ce qui se passerait après son départ de l’Asie du Sud. Selon la théorie politique avancée par Bahadur Shah Zafar, l’un des grands combattants de la première guerre d’indépendance, c’est le peuple indien qui doit déterminer le type de système qu’il souhaite avoir. Mais en 1947 « l’acte de transfert de pouvoir » a décidé du type de système que l’Asie du Sud aurait pendant cette période d’indépendance formelle. Cette usurpation du pouvoir qui n’appartient qu’au peuple indien a transféré ce droit au président qui a commencé à s’appeler le « trustee » du peuple, le chef de l’État, le commandant en chef des forces armées, etc.
Ce n’est pas le peuple indien qui lui a remis ce droit de tutelle, car il n’y a pas de démocratie directe en Inde à l’heure actuelle. S’il y avait eu une démocratie directe, le peuple aurait pu installer qui il voulait comme président et il lui aurait attribué ses devoirs et ses droits et aurait gardé le pouvoir de le révoquer si ces devoirs n’étaient pas accomplis d’une manière qui lui soit bénéfique. Ce n’est pas le cas pendant cette période de règne et de gouvernance des « représentants ». En fait, ce qui appartient légitimement au peuple indien a été usurpé par cette tutelle. Si cette tutelle est supprimée par une réforme profonde et que le pouvoir appartenant aux « représentants » est accaparé par le peuple lui-même, alors tous les liens avec le passé seront rompus. Ce sera la dernière réforme qui sera le prélude à l’avènement du présent et à la continuation du présent dans l’avenir. En l’absence de cette réforme, en l’absence de rupture avec le passé, l’histoire se répétera. La crise politique continuera de s’approfondir et de prendre de l’ampleur jusqu’à ce qu’à la rupture.
Cette notion de tutelle est un autre nom pour « le fardeau de l’homme blanc ». Elle présuppose que le peuple n’est pas capable d’exercer sa souveraineté, qu’il ne peut exercer lui-même le contrôle de ses affaires et qu’il est nécessaire qu’un pouvoir se tienne au-dessus de lui, usurpe tout ce qui lui appartient et ne lui donne rien en retour. C’est la notion de « dictateur bienveillant » ou du « droit divin des rois », notions nécessaires à la ploutocratie, à ceux qui se disent destinés à être les « dépositaires » du pouvoir du peuple, parce qu’ils sont les seuls à se croire capables de le dominer.
Il faut bien comprendre que le contenu de la dernière réforme qu’il incombe aux peuples d’Asie du Sud de réaliser est de rompre avec le passé. La dernière réforme a été « le transfert du pouvoir » en 1947, ce qui signifie que ce n’était pas du tout une réforme. Il s’agissait de la plus sinistre des manoeuvres pour actualiser et imposer tout ce que le système colonial britannique avait mis en place afin de s’assurer que l’indépendance de l’Asie du Sud ne reste que formelle. Il est important de qualifier le « transfert de pouvoir » en 1947 de « dernière réforme » qui a bloqué les possibilités d’ouvrir la voie au progrès de la société. L’expression « la dernière réforme » doit faire référence à la réforme qui tarde, la réforme qui sera la dernière sur la base de laquelle la voie du progrès de la société sera ouverte.
Pendant cinquante ans, les peuples d’Asie du Sud ont lutté pour faire passer toute la région de ce stade d’indépendance et de division formelles à un stade où tous les peuples d’Asie du Sud deviendront véritablement indépendants, où ils seront les seuls à déterminer le type de systèmes économiques et politiques qu’ils veulent. Cette lutte pour leur véritable expression n’est pas dirigée contre telle ou telle institution, telle ou telle théorie ou pratique, simplement parce qu’elle est étrangère. La lutte est dirigée contre tout ce qui est devenu anachronique, tout ce qui est dépassé. Elle est dirigée contre l’attitude suffisante envers ce qui existe à l’heure actuelle, l’attitude de celui qui dit que ce que nous avons est le mieux que nous puissions avoir. Loin de s’accommoder de la situation, les peuples doivent réaliser leurs aspirations, leur taangh, et parvenir à la nouvelle étape où le bien-être d’un peuple de la région sera conditionné par le bien-être de tous les peuples. Pour y parvenir, les peuples d’Asie du Sud devront faire preuve d’une grande ouverture d’esprit. D’une part, ils devront s’intéresser à toutes les expériences vécues dans tous les domaines dans le monde entier et ne choisir que celles qui sont les plus avancées et les plus bénéfiques pour tous. D’autre part, ils devront garder à l’esprit l’objectif de renverser la situation actuelle.
Tous les pays du monde ont besoin de renouveau. Tous les pays d’Asie du Sud ont les mêmes besoins. En se renouvelant eux-mêmes, c’est-à-dire en prenant un nouveau départ sur la base de l’expérience du monde entier et plus particulièrement de la leur, ils apporteront leur propre contribution au renouvellement du monde.
Note
1. Peter Hennessy, The Hidden Wiring, Unearthing the British Constitution, publié pour la première fois par Victor Gollancz, Londres, 1995, p. 147
(Centre de ressources Hardial Bains)
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