John Grierson, le père du film documentaire
John Grierson, qui est considéré comme le père du film documentaire, a été le premier commissaire de l’Office national du film du Canada (ONF) et est l’auteur du projet de loi qui fut présenté au parlement en 1939 pour créer la Commission nationale du cinématographe.
Dès 1939, lorsqu’il est arrivé au Canada, John Grierson était un cinéaste documentariste de renommée et considéré comme le fondateur du mouvement documentaire britannique. C’est John Grierson qui a inventé l’expression « film documentaire ».
Les Français utilisaient le mot documentaire pour décrire des films de voyages ou d’exploration. John Grierson a dit : « Le documentaire est le traitement créatif de l’actualité. »
Le premier ministre Mackenzie King était favorable au développement du film canadien et appuyait la création de cette nouvelle agence et l’invitation à faire venir John Grierson au Canada.
L’Office national du film du Canada était né.
Adolescent, Grierson est allé à Glasgow et a participé au mouvement ouvrier dans cette ville, mouvement qui était appelé le « Red Clydeside ». Plusieurs luttes de masse ont eu lieu entre 1910 et les années 1930, dont un rassemblement de masse de 90 000 personnes en janvier 1919, alors que le drapeau rouge était hissé en plein coeur de la foule.
Le drapeau rouge est hissé lors du rassemblement du 31 janvier 1919, à Glasgow
Craignant une révolution comme celle que les bolcheviks avaient dirigée en Russie, l’État a envoyé l’armée, y compris les chars d’assauts, pour réprimer la manifestation.
Dans Monsieur John Grierson, le film documentaire de 1974 de Roger Blais, nous l’entendons dire : « J’étais debout sur une caisse de savons à l’âge de seize ans, j’étais devenu inemployable, et j’ai été mis sur la liste noire pour avoir prononcé un discours à l’âge de dix-sept ans. »
Sa mère était socialiste et suffragette et John a rejoint la Société fabienne dès sa première année d’université.
En 1923, il est diplômé de l’Université de Glasgow avec une maîtrise en anglais et en philosophie.
Cette même année, John Grierson a reçu la bourse Rockefeller en recherche doctorale pour étudier aux États-Unis à l’Université de Chicago, et plus tard à Columbia et à l’Université du Wisconsin, à Madison. Sa recherche était axée sur la psychologie de la propagande – l’impact de la presse, du film, et d’autres médias de masse sur la formation de l’opinion publique.
John Grierson est ensuite allé à Hollywood et était enthousiasmé par le gigantesque essor technique du film et appréciait que « les arts étaient peuplés de gens ordinaires ».
John Grierson était aussi inspiré par l’oeuvre du grand cinéaste russe Sergei Eisenstein qui, a-t-il dit, « a réagi à toutes les forces de cette époque, au grand et nouveau monde industriel, nouveaux développements technologiques colossaux. Eisenstein voulait que le cinéma, par son pouvoir sur le mouvement, reflète le mouvement de ces grandes masses de forces industrielles ».
Dans le livre de Gary Evans, « John Grierson : pionnier du film documentaire », nous lisons qu’au Coffee House Club à New York Grierson a fait l’éloge du film d’Eisenstein Le cuirassé Potemkine, disant : « Si un film maintient un rythme visuel dans la présentation de la réalité sociale objective, il établit un lien psychologique. » Un membre du club a contesté ses propos en disant que le film d’Eisenstein était de la subversion communiste, ce à quoi John Grierson a répliqué : « Ouvrez vos yeux et regardez ce moment sublime du film, la séquence des marches de l’escalier d’Odessa. Trois cents non-acteurs sont chorégraphiés pour créer un vaste mouvement, un crescendo. Voyez au montage le recours agressif aux coupures nettes et abruptes pour des effets de choc et un contrepoint symbolique. »
« Eisenstein a été le premier à faire comprendre que le film pouvait être une force illuminatrice adulte et positive dans le monde. Les Russes ont appris à utiliser l’art comme d’un marteau. Ils surpassent, et de loin, l’Occident. »
Dans le livre de Gary Evans, nous apprenons que c’est au Coffee House Club qu’il a rencontré Robert J. Flaherty, un cinéaste qui devait devenir un ami et collègue à vie.
Fasciné par ce que Robert Flaherty avait fait dans son film canadien de 1922 Nanouk l’Esquimau, et intrigué par l’idée d’appliquer la technique de Robert Flaherty aux gens ordinaires de l’Écosse, John Grierson a réalisé son premier film, Drifters (1929).
![]() Un plan fixe extrait de Drifters, du documentaire de John Grierson. |
John Grierson a dit à Robert Flaherty : « J’aimais la poésie de ton style exploratoire et la façon dont le rythme a réussi à exprimer un drame ancré dans la réalité vivante. »
Ce film muet décrivait la vie rude des pêcheurs de hareng dans la mer du Nord et a révolutionné la représentation de la classe ouvrière. La première a eu lieu en novembre 1929 dans un ciné-club privé de Londres, jumelé dans un programme double avec le film d’Eisenstein Le Cuirassé Potemkine (dont la sortie a été interdite en Grande-Bretagne jusqu’en 1954).
« J’ai pu représenter, pour la première fois en Angleterre, la classe ouvrière au grand écran », dit John Grierson dans son propre film documentaire de 1968, I Remember, I Remember : « Il a fallu tout ce temps pour représenter un travailleur au grand écran dans une situation autre que comique . »
Dans son travail comme agent de liaison de cinéma pour le gouvernement britannique, il a géré un département gouvernemental, formant une équipe de jeunes cinéastes enthousiastes. Irving Jacoby, auteur et cinéaste, dit dans Monsieur John Grierson que celui-ci attirait les jeunes intellectuels, « tous des rebelles cherchant les moyens de changer les choses, de répliquer, de faire en sorte qu’il se passe quelque chose, des artistes dans le meilleur sens du terme. »
Parmi ces jeunes hommes, il y avait Basil Wright, Edgar Anstey, Stuart Legg, Paul Rotha, Arthur Elton, Humphrey Jennings, Harry Watt et Alberto Cavalcanti. Ce groupe formait le noyau de ce qui deviendrait le mouvement documentaire britannique.
Certains de ces cinéastes documentaires figurent dans le film de Roger Blais et se rappellent cette époque. Paul Rotha dit : « Il a abandonné l’agréable plaisir de diriger un film afin de pouvoir faire une plus grande contribution en dirigeant un groupe de cinéastes et en les éduquant, plutôt que de produire une série de films à lui. »
Sir Arthur Elton dit que John Grierson « m’a inspiré à faire un film sur les travailleurs de moteurs d’avions menant à bien diverses tâches dans les ateliers d’ajustements et lorsque nous avons montré le premier montage du film aux représentants du ministère des Forces armées de l’air, ils ont été offusqués de comment les travailleurs était représentés dans leur intimité dans la fonderie et ont demandé si nous pouvions couper les gros plans. Je pense qu’ils trouvaient qu’ils avaient été lésés dans leur privilège de classe moyenne. »
« Aujourd’hui, c’est difficile à comprendre, mais nous dépeignions l’ouvrier britannique au grand écran alors qu’il avait toujours été le personnage drôle dans ces films britanniques abominables dans lesquels il y avait toujours un jardinier comique ou un chauffeur de taxi hilarant. Nous avons fait tomber cette image complètement et, pour cette raison, l’establishment nous considérait comme des subversifs », a dit Harry Watt.
Edgar Anstey dit de John Grierson : « Il n’avait pas envie ni l’intention de tirer des conclusions des films, mais se disait que si on pouvait offrir aux gens les faits tout en les guidant peut-être en direction de la bonne conclusion, alors il en ressortirait une valeur sociale. C’était vraiment une forme avancée d’éducation sociale. »
Et Basil Wright : « Nous avons inventé un cinéma vérité en braquant nos caméras sur les gens vivant dans des conditions de misère et en les invitant à raconter leurs histoires. »
Durant cette période, le département de John Grierson a produit une série de films novateurs, dont Night Mail, Coal Face, The Song of Ceylon et The Private Life of Gannets qui s’est mérité un Oscar en 1937. Le groupe travaillait avec le compositeur Benjamin Britten et le poète W.H. Auden, intégrant leurs oeuvres dans les films d’une manière jusque-là inconnue.
![]() Un plan fixe tiré du documentaire Night Mail. |
En 1938, le diplomate canadien Ross McLean a invité John Grierson à conseiller le gouvernement canadien sur l’usage du film. Ross McLean, qui a succédé à John Grierson en tant que commissaire de l’ONF, dit dans Monsieur John Grierson : « Le premier ministre Mackenzie King était un grand passionné du cinéma et le principal soutien de l’Office national du film pendant la guerre. »
« Ottawa a invité John Grierson au Canada en juin 1938 en tant qu’expert sur les activités cinématographiques du gouvernement », écrit Gary Evans.
Dans I Remember, I Remember, John Grierson déclare : « L’Office du film a été créé à dessein pour effectuer un travail délibéré : mettre en évidence le Canada ici et dans le reste du monde. Il était là pour déclarer l’excellence du Canada aux Canadiens et au reste du monde. Il était là pour invoquer les forces du Canada, l’imagination des Canadiens en ce qui concerne la création de leur présent et de leur avenir. »
« Les gens que j’ai fait venir avaient en commun d’être très canadiens et d’en être conscients et qui n’allaient plus supporter les bêtises du raj anglais. »
Le célèbre Norman McLaren a commencé à travailler avec John Grierson en 1935 lorsqu’il s’est vu offrir un emploi au sein de l’unité cinématographique du General Post Office à Londres. En 1941, John Grierson l’invite à se joindre au travail de l’ONF et lui donne carte blanche.
Au cours de sa carrière, Norman McLaren a surtout créé des animations expérimentales, avec la musique et la danse comme éléments importants. Ses films ont été récompensés par plus de 200 prix. Voisins a remporté un Oscar en 1952, et Blinkity Blank a reçu la Palme d’or des courts métrages au festival de Cannes de 1955.
En avant Canada est une série de courts métrages réalisés par l’Office national du film du Canada de 1940 à 1959. La série a été créée à l’origine comme des films de propagande pour remonter le moral des soldats pendant la Deuxième Guerre mondiale. Cette série et une autre série célèbre qui a débuté en 1942, Le monde en action., ont été diffusées chaque mois dans 800 salles de cinéma canadiennes, touchant 4 millions de spectateurs. Le monde en action a touché des millions d’autres personnes aux États-Unis, dans plus de 6 500 salles.
La série a été initialement produite par Stuart Legg, qui a écrit et réalisé la plupart des épisodes. L’un des films les plus célèbres de cette série est La forteresse de Churchill , sorti au Canada en juin 1941 et lauréat du premier Oscar du meilleur documentaire (sujet court).
Le narrateur de nombre de ces films était Lorne Greene, un grand acteur canadien connu pour son travail à la radio en tant qu’annonceur de nouvelles à la CBC. Sa récitation sonore lui a valu le surnom de « voix du Canada » et, lorsqu’il lisait des statistiques sinistres sur les batailles, de « voix du malheur ».
![]() John Grierson, à gauche, en tant que directeur de la Commission d’information en temps de guerre du Canada, rencontre le responsable des arts graphiques de l’ONF, Ralph Foster. |
À cette époque, en 1942, John Grierson était également directeur de la Commission d’information en temps de guerre du Canada.
Dans son autre livre, « John Grierson et l’Office national du film », Gary Evans parle des films qui ont été réalisés pour mettre en valeur et soutenir l’allié du Canada, l’Union soviétique, notamment « Inside Fighting Russia » et « Vers le Nord ». Dans le film de 1944 « Our Northern Neighbour », le narrateur déclare : « Et maintenant, alors que l’offensive de l’Armée rouge approche partout de son apogée titanesque, les démocraties occidentales se rendent compte que l’efficacité de la paix dépendra grandement de la façon dont elles saisiront le point de vue du Kremlin. »
Gary Evans écrit : « … les femmes sont devenues l’épine dorsale de l’organisation, servant de chercheuses d’images d’archives, de monteuses, d’écrivaines et d’administratrices. De nombreux films réalisés par l’Office pendant la guerre mettaient en scène des femmes et reconnaissaient leur travail et leur vie. Parmi les titres figurent The Home Front, Carrières de femmes, Les femmes dans la mêlée et Canada en guerre.
L’épouse de John Grierson, Margaret, était monteuse et ils se sont rencontrés en Angleterre lorsqu’elle est venue faire le montage de son film. Elle a travaillé aux côtés de John et l’a soutenu tout au long de l’oeuvre de sa vie. Leur maison était toujours ouverte aux jeunes cinéastes en herbe et Margaret a créé une atmosphère accueillante en offrant nourriture et boisson à tous.
Même si les alliés canadiens, britanniques et américains sont au courant de l’existence des camps de concentration nazis, le gouvernement ne permet pas à l’ONF d’en parler. Dans le livre de John Grierson, nous lisons : « Gardez cela sous votre chapeau », a dit John Grierson à Arthur Gottlieb, « Le Comité de guerre du Cabinet a déclaré la politique d’information du Canada sur cette question : gardez le silence. »
Après la Deuxième Guerre mondiale, les États-Unis, la Grande-Bretagne, le Canada et d’autres pays ont lancé une grande campagne anticommuniste contre l’Union soviétique et les communistes dans leurs pays. L’« affaire Gouzenko » est l’une de ces actions. Elle mettait en scène un homme du nom d’Igor Gouzenko, un employé de l’ambassade soviétique à Ottawa qui avait fait défection, prétendant détenir des documents secrets.
John Grierson a été traduit devant un tribunal secret et interrogé sur son ancien secrétaire qui aurait été lié au « réseau d’espionnage ». Les enquêteurs ont ensuite jeté le doute sur John Grierson lui-même pour ses prétendues sympathies « communistes ».
John Grierson a quitté l’Office national du film. Des années plus tard, lorsque tous les documents gouvernementaux relatifs à cette « affaire Gouzenko » sont devenus disponibles, on a découvert qu’il n’y avait pas de documents secrets ni de réseau d’espionnage et que toute l’affaire était une invention de la GRC et du FBI et faisait partie de la chasse aux sorcières contre les communistes.
En 1949, Ottawa a censuré le film de l’ONF Destins précaires parce qu’il était pro-communiste dans sa reconnaissance de la République populaire de Chine et, en 1950, le gouvernement, affirmant qu’il y avait des « employés communistes » à l’ONF, a nommé un nouveau commissaire qui n’avait aucun lien avec John Grierson.
L’accent mis par John Grierson sur le réalisme a eu une profonde influence à long terme sur le cinéma canadien.« L’art n’est pas un miroir, disait-il, mais un marteau. C’est une arme à notre disposition pour voir et dire ce qui est bon, bien et beau. »
En 1945, l’ONF était devenu l’un des plus grands studios de cinéma du monde et servait de modèle à des institutions similaires dans le monde entier. Les personnes que John Grierson a fait venir pendant la guerre sont devenues le noyau d’artistes qui ont réalisé des films pendant de nombreuses années.
Sans emploi, il se rend à New York à la recherche d’un travail, mais découvre que le FBI le suit et met son téléphone sur écoute. Dans le film documentaire Monsieur John Grierson, le critique de cinéma Bosley Crowther raconte qu’il est allé rencontrer John Grierson dans un hôtel de New York et que celui-ci lui a dit : « Venez dans cette pièce – pas dans l’autre. Nous devrons parler très bas, car je suis sur écoute ».
Les États-Unis lui retirent son permis de travail et il est obligé de partir. Il retourne en Grande-Bretagne.
John Grierson rejoint l’UNESCO pendant un an à Paris, puis travaille pour le Central Office of Information à Londres, devient producteur exécutif chez Group 3 – une société de films expérimentaux – et anime pendant dix ans This Wonderful World à la télévision écossaise.
Dans le film documentaire Monsieur John Grierson , en commentant l’époque où il présentait This Wonderful World, le cinéaste Laurence Henson dit : « Il essayait d’introduire un film sur Rubens où il montrait un extrait de la Coupe du monde de soccer et expliquait Rubens à un public de Glascow sur comment Rubens jouait le rectangle de la toile de la manière dont une équipe de soccer joue les coins du rectangle de la pelouse du terrain de football. »
John Grierson a été nommé commandeur de l’ordre de l’Empire britannique. Il a été un membre du jury du Festival du film de Vancouver ainsi que des jurys de Belgrade et de Venise, conseiller du Comité des films d’Écosse et récipiendaire de la médaille de l’Académie royale des arts du Canada. Il est invité au vingt-cinquième anniversaire de l’ONF qui se tient à Montréal. En 1969, l’Université McGill lui offre un poste et ses cours ne comptent que huit étudiants au début, mais au fur et à mesure que la nouvelle se répand, ce nombre passe à 800. Il inspire maintenant une autre génération de cinéastes, ce qui fait désormais trois générations de cinéastes ont été influencées par John Grierson.
John Grierson a apporté une grande contribution au cinéma mondial. L’Office national du film qu’il a créé et dirigé a remporté plus de 5 000 prix. Cela comprend 12 Oscars, dont un Oscar d’honneur en 1989 pour l’excellence du cinéma dans son ensemble. L’ONF a accumulé plus de nominations aux Oscars que toute autre organisation cinématographique basée en dehors d’Hollywood.
« John Grierson a eu le génie d’identifier ce qu’ils faisaient et d’organiser le système dans lequel développer la pensée pour satisfaire ces besoins. C’est donc la raison pour laquelle Grierson est un excellent modèle pour moi. Il était ouvert ; il était très, très ouvert. Vous savez, c’était un homme de stature mais il n’était pas là à s’imposer, il était là plein de curiosité. À la recherche de nouvelles choses. Et c’est la raison pour laquelle le dialogue était très facile entre nous », déclare le réalisateur italien Roberto Rossellini, « le père du néoréalisme », dans le film documentaire Monsieur John Grierson .
Dans I Remember, I Remember on voit et on entend John Grierson dire : « Je veux que les vrais communicateurs professionnels soient des enseignants. … la chose la plus importante dans ce monde est : qui choisit les enseignants ? Qui choisit les enseignants des enseignants ? »
John Grierson est comme beaucoup d’autres – Paul Robeson, Marie Dressler, Mohamed Ali – qui, après avoir été dépouillés de leur gagne-pain et diffamés, sont ensuite récompensés et louangés..
John Grierson est né à Stirling, en Écosse, en 1898 et est décédé à Bath, en Angleterre, en 1972.
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