In Memoriam
Ajit Singh Bains
Le terrorisme d’État et les droits de l’homme
(extraits)
Le Centre de ressources Hardial Bains publie ci-dessous des extraits de l’essai « Le terrorisme d’État et les droits de l’homme » écrit par le juge Ajit Singh Bains ( retraité). Le juge Bains a écrit cet essai alors qu’il était incarcéré en 1992 à la prison de Burail, à Chandigarh en vertu de la Loi sur la prévention du terrorisme et des activités déstabilisatrices (TADA) – une des «lois noires » antiterroristes imposées pour réduire au silence et réprimer la juste lutte du peuple du Pendjab à cette époque..
À la fin de l’essai, dans « Une note personnelle », le juge Bains explique qu’il a été enlevé et non arrêté le 3 avril 1992 : « J’ai été menotté et amené au poste de police sans que ma famille et mes amis n’en soient informés. C’était un cas classique d’enlèvement mais il n’y avait rien à faire puisque mes assaillants étaient des policiers. Ma demeure fut fouillée et des objets de valeurs ont été volés. Il y avait là tous les éléments d’un acte de brigandage, mais encore il n’y avait rien à faire puisque les coupables étaient des policiers. J’ai été menacé de torture, ce qui constitue un acte d’intimidation criminelle, mais encore je n’ai aucun recours en justice car les hommes qui m’ont fait cela portaient l’uniforme. J’appelle cela du terrorisme par l’État et pour moi l’État est à l’origine du terrorisme. »
Il argumente ainsi :
« Comment peut-on moralement dire aux gens d’obéir à la loi lorsque ceux qui adoptent les lois et y puisent leur autorité ne la respectent pas ? Si l’État n’a plus ce pouvoir moral, moi je l’ai. J’en appelle à tous de soutenir l’autorité de la loi et d’exiger que ceux qui l’enfreignent soient traduits en justice. »[p. 24]
L’essai a été publié par l’Association des groupes d’études progressistes indiennes, le 10 juillet 1992.
Extraits de la Note de l’éditeur
Le juge Ajit Singh Bains se passe de présentation, comme juriste ou comme défenseur des droits de l’homme. Son plaidoyer, présenté avec beaucoup de dignité, à la défense de l’autorité de la loi dans une société où l’absence d’une jurisprudence civilisée se fait gravement ressentir, que ce soit par les Pendjabis ou les Assamais, ou les travailleurs de Bhailai et Dalla, est surtout une mise à nu du processus par lequel les sociétés s’enfoncent dans le marais de l’anarchie et de l’illégalité et du rôle fondamental qu’y jouent les gouvernements.
L’essai est d’autant plus remarquable qu’il a été écrit derrière les barreaux de prison, où languit l’auteur depuis son arrestation, il y a trois mois, en vertu de la Loi sur la prévention du terrorisme et des activités déstabilisatrices (TADA). Le lecteur aura certes l’occasion de voir combien malicieuses sont les accusations de « sédition » et de « sécessionnisme » portées contre le juge Bains. Vous verrez comment il a su renverser les rôles, même dans l’adversité. – L’Association des Groupes d’études progressistes indiennes, 10 juillet 1992
Extraits de l’essai
[…]
« Historiquement, le mot terrorisme fait allusion à l’usage de la terreur comme méthode pour saper des luttes légitimes, armées ou non armées. L’État y recourt de différentes façons, dont deux de triste notoriété. La première consiste en l’usage direct et sans discernement de la terreur contre la population, comme les tueries dans les faux affrontements, la torture dans les postes de police et les centres d’interrogatoire, l’extorsion par l’arrestation, les menaces d’emprisonnement ou de viol, et divers autres actes violents. Par ailleurs l’État finance des organismes spécialisés, non gouvernementaux, qui font de l’intimidation par différents moyens, comme les attentats à la bombe, les enlèvements, les détournements et les tueries aveugles. Dans ce dernier cas le but est de créer un climat d’anarchie et de violence pour parvenir à convaincre le public, à bout de frustration, que l’État a raison de recourir à la violence et à la répression. » [p. 5]
[…]
« Les gouvernements dictatoriaux privent habituellement la citoyenne et le citoyen de son droit à la vie et à la liberté, soit par des lois, soit par des instructions informelles à des officiers ou à des organismes. D’un point de vue strictement légal, lorsqu’un officier reçoit l’ordre de tuer un suspect en détention provisoire, il est protégé par la loi parce qu’il ne fait qu’obéir à une autorité supérieure et par conséquent ne tombe pas sous le coup de la loi. Il s’ensuit qu’un officier de loi peut très facilement transgresser le droit à la vie et à la liberté, comparé à un citoyen particulier qui doit réfléchir à la fois au châtiment que lui réserve la loi et à celui que lui réserve l’adversaire dont il a l’intention de violer les droits. » [p. 6]
[…]
« En théorie, personne n’est au-dessus de la loi et quiconque commet un acte illégal doit être puni. La loi est au-dessus de tous, peu importe la position occupée dans la hiérarchie étatique. Ce caractère essentiel de la loi est une protection pour tous ceux qui veulent mener une vie normale. Les sanctions et la protection sont des traits essentiels de la loi, mais lorsque l’État ne fait pas preuve d’impartialité dans l’administration de cette protection, l’autorité de la loi est mise en péril. Se placer au-dessus de la loi en raison de sa position dans l’État ou agir comme si un individu ou un groupe d’individus sont au-dessus de la loi conduit à l’élimination de l’autorité de la loi. » [p. 8]
[…]
« L’État est une entité légale qui a le devoir de protéger ses citoyens et les organismes de défense des droits de l’homme font en sorte qu’il agisse et se comporte conformément à la loi. Autrement, c’est le fondement du régime démocratique qui est en péril.[…] Il est donc impérieux pour un gouvernement qui désire conserver ce pouvoir suprême d’administrer la justice et de maintenir la loi et l’ordre de ne jamais enfreindre la loi, voire de ne jamais être perçu comme enfreignant la loi. » [pp. 8-9]
[…]
« La raison d’être du gouvernement est de protéger ses citoyens et de sévir contre ceux qui menacent la vie, la liberté et le bien-être de l’ensemble des citoyens. Lorsque la ligne de démarcation disparaît entre l’acte terroriste et le gouvernement, les organisations des droits de l’homme n’ont pas d’autre recours que d’exposer les méfaits du gouvernement. Lorsqu’un fonctionnaire du gouvernement se comporte en terroriste, il devient plus dangereux que le terroriste puisque la loi agit contre le terroriste mais pas contre un fonctionnaire qui décide de faire sa propre loi. » [p. 13]
[…]
« Qui sont les terroristes ? Vous et moi qui, par hasard, pourrions être accusés de terrorisme par un représentant de la police. C’est pourquoi il est important de déterminer la vérité au sujet des suspects. En effet, un suspect ne doit pas être appelé terroriste avant que le bien-fondé de sa culpabilité ne soit établi. Des dissidents politiques, comme ceux qui ont combattu des régimes fascistes dans plusieurs pays, ont été qualifiés de terroristes et pourchassés parce qu’ils ont protesté contre des gouvernements terroristes. Il faut donc être très prudent avant de conclure qu’un suspect est un terroriste. » [p. 14]
[…]
« La lutte armée par une partie de la population, grande ou petite, contre le gouvernement qui est colonial ou totalitaire en essence, ou qui fait fi des désirs du peuple, n’entre pas dans la catégorie qu’on définit comme terroriste. Lorsqu’on a épuisé tous les recours à la justice, le peuple se voit obligé de prendre la voie de la lutte armée et cela devient un choix très populaire. La lutte armée n’est pas quelque chose de nouveau ; il y a eu de nombreuses luttes armées dans l’histoire contemporaine, de la Guerre d’Indépendance américaine de 1776 et la Révolution française de 1789 à la guerre mondiale antifasciste et aux luttes de libération des peuples du Vietnam et de la péninsule indochinoise et à celle d’autres peuples. Cet acte de libération ne saurait être identifié au terrorisme. Le terrorisme et l’emploi d’agents provocateurs sont des méthodes développées par les tsars de Russie. Ces derniers mobilisaient l’appareil étatique, y compris des policiers en civil et des organismes non gouvernementaux, pour se livrer à des attaques terroristes comme moyen de contrer les efforts pour le changement révolutionnaire. » [p. 15]
[…]
« Durant la deuxième moitié du vingtième siècle, des dizaines de luttes armées en Asie, en Afrique et en Amérique latine ont conduit à la libération nationale. La lutte armée et la guérilla sont maintenant acceptées comme méthodes légitimes de lutte pour la liberté là où toutes les autres méthodes échouent. La lutte du peuple en Afrique du Sud contre le régime raciste ne saurait être qualifiée de mouvement terroriste. Elle s’est gagné l’appui de l’opinion publique mondiale dans son effort grandiose pour démanteler un régime immoral. » [p. 17]
[…]
« La situation devient tragique lorsqu’il devient apparent que l’État se livre lui-même à la violence et à la terreur comme politique pour réprimer les luttes pour des causes justes. Il perd le droit d’accuser de terrorisme ceux qui recourent à la lutte armée pour établir une méthode de gouvernement plus conforme à la loi. » [p. 20]
[…]
« Jusqu’à présent au Pendjab, l’État a suivi la méthode terroriste. Des innocents sont enlevés dans des véhicules non identifiés par des hommes armés de la police et ne comparaissent devant aucun tribunal. Beaucoup sont déclarés morts suite à des « affrontements » truqués et les corps ne sont pas rendus aux familles.[…] Il est intéressant de comparer la situation actuelle au massacre de Jallianwala Bagh par le général Dyer le 13 avril 1919, qui fut le crime le plus abominable de l’époque de la domination britannique. Les corps des victimes avaient été identifiés et rendus aux familles, les blessés furent amenés à l’hôpital et une commission d’enquête fut nommée. Cependant, bien que dans les années vingt la Commission Hunter conclut que la fusillade était injuste et accorda une compensation de 2 000 roupies aux familles des victimes et de 500 roupies aux blessés, elle ne recommanda pas de sanction contre le général ou le gouverneur du Pendjab de l’époque, Michael O’Dwyer. C’est à Udham Singh qu’incomba la responsabilité d’exécuter Michael O’Dwyer à Caxton Hall, Londres, en 1941. »
« Il est grand temps de mettre le problème complexe du terrorisme et des droits de l’homme en perspective. » [p. 23]
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